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  Les métamorphoses du calcul
 

On l’a beaucoup dit, le siècle qui vient de s’achever a été le véritable âge d’or des mathématiques : les mathématiques se sont davantage développées au cours du XXe siècle que pendant l’ensemble des siècles qui l’ont précédé. Il est probable, cependant, que le siècle qui s’ouvre sera tout aussi exceptionnel pour les mathématiques : un siècle au cours duquel elles se métamorphoseront autant, si ce n’est davantage, qu’au XXe siècle. L’un des signes qui nous invitent à le penser est une transformation progressive, depuis le début des années soixante-dix, de ce qui constitue le socle même de la méthode mathématique : la notion de démonstration. Et cette transformation remet sur le devant de la scène un concept mathématique ancien, mais quelque peu négligé : celui de calcul.


René Thom

L’idée que le calcul puisse être la clé d’une révolution peut sembler paradoxale. Les algorithmes qui permettent, par exemple, d’effectuer des additions et des multiplications, sont souvent perçus comme une partie élémentaire du savoir mathématique, et effectuer ces calculs est souvent perçu comme une activité peu créative et ennuyeuse. Les mathématiciens ne sont eux-mêmes pas sans préjugés à l’égard du calcul, comme René Thom qui déclarait : « Une grande partie de mes affirmations relève de la pure spéculation ; on pourra sans doute les traiter de rêveries. J’accepte la qualification. […] Au moment où tant de savants calculent de par le monde, n’est-il pas souhaitable que d’aucuns, s’ils le peuvent, rêvent ? » Tenter de faire rêver avec le calcul constitue sans doute un défi…

Ce préjugé à l’encontre du calcul se retrouve malheureusement jusque dans la définition même de la notion de démonstration mathématique. Depuis Euclide, on définit, en effet, une démonstration comme un raisonnement, construit à l’aide d’axiomes et de règles de déduction. Mais résoudre un problème mathématique demande-t-il uniquement de construire un raisonnement ?

La pratique des mathématiques ne nous a-t-elle pas plutôt appris que cela demande une subtile articulation d’étapes de raisonnement et d’étapes de calcul ? En se restreignant au raisonnement, la méthode axiomatique propose sans doute une vision restreinte des mathématiques. Et c’est précisément par la critique de cette méthode axiomatique trop restrictive que le calcul réapparaît dans les mathématiques. Plusieurs travaux, pas toujours connectés les uns aux autres, remettent progressivement en cause cette prééminence du raisonnement sur le calcul, pour proposer une vision plus équilibrée dans laquelle l’un et l’autre jouent des rôles complémentaires. Cette révolution, qui nous amène à repenser les rapports entre le raisonnement et le calcul, nous amène également à repenser le dialogue entre les mathématiques et les sciences de la nature, telles la physique ou la biologie, en particulier la vieille question de la déraisonnable efficacité des mathématiques dans ces sciences, ainsi qu’une question plus récente relative à la forme logique des théories de la nature. Elle éclaire également d’une lumière nouvelle certains concepts philosophiques, comme ceux de jugement analytique et synthétique. Elle nous amène aussi à nous interroger sur les liens entre les mathématiques et l’informatique, et sur la singularité des mathématiques, qui semblent l’unique science à ne pas utiliser d’instruments. Enfin – et c’est certainement le plus intéressant –, elle nous laisse entrevoir de nouvelles manières de résoudre des problèmes mathématiques, qui s’affranchissent de limites arbitraires que la technologie du passé a imposées à la taille des démonstrations : les mathématiques sont peut-être en train de partir à la conquête d’espaces jusqu’alors inaccessibles.

Naturellement, cette crise de la méthode axiomatique n’est pas sortie de rien. Elle était annoncée, depuis la première moitié du XXe siècle, par des signes précurseurs, en particulier par le développement de deux théories qui, sans remettre en cause la méthode axiomatique, ont contribué à redonner une certaine place au calcul au sein de l’édifice mathématique : la théorie de la calculabilité et la théorie de la constructivité. Ce récit de la crise de la méthode axiomatique sera donc précédé d’une histoire de ces deux notions. Mais, auparavant, partons à la recherche des origines de cette notion de calcul, dans la lointaine Antiquité, et des questions simples et intéressons-nous 

Le récit de l’histoire des mathématiques commence souvent en Grèce au Ve siècle avant notre ère, quand Pythagore, d’un côté, Thalès et Anaximandre, de l’autre, ont fondé les deux principales branches des mathématiques antiques : l’arithmétique et la géométrie.


Pythagore 

La fondation de l’arithmétique et de la géométrie constitue, certes, une révolution majeure dans l’histoire des mathématiques. Cependant, le récit ainsi commencé occulte une période importante que l’on peut appeler la « préhistoire » des mathématiques. Les hommes n’ont, en effet, pas attendu le Ve siècle pour tenter de résoudre les problèmes mathématiques, surtout les problèmes mathématiques concrets, qui se posaient à eux.

1 - Les comptables et les arpenteurs

L’une des plus anciennes traces d’activité « mathématique » consiste en une tablette trouvée en Mésopotamie qui date de 2500 avant notre ère. Elle présente le calcul du nombre de personnes auxquelles on peut donner 7 mesures de grain, en puisant dans un grenier qui en contient 1 152 000. Sans surprise, le résultat, 164 571 personnes, s’obtient en divisant 1 152 000 par 7.

Les comptables mésopotamiens savaient donc faire des divisions, bien avant la « naissance » de l’arithmétique. Il est même vraisemblable, quoiqu’il soit difficile d’avoir des certitudes en ce domaine, que l’écriture ait été inventée précisément pour tenir des livres de comptes et que les chiffres soient, de ce fait, antérieurs aux lettres. Même si certains ont du mal à l’admettre, nous devons probablement l’ensemble de la culture écrite à la bien peu romantique profession de comptable.

Outre des multiplications et des divisions, les comptables mésopotamiens et égyptiens savaient 

Ces techniques développées par les comptables et les arpenteurs constituent donc une préhistoire de l’arithmétique et de la géométrie. Que s’est-il donc passé de si spécial en Grèce, au Ve siècle avant notre ère, pour justifier que l’on fasse démarrer l’histoire à ce moment et non à un autre ? Pour tenter de le comprendre, prenons l’exemple d’un problème résolu par un disciple de Pythagore dont le nom ne nous est pas parvenu : trouver un triangle rectangle et isocèle dont les trois côtés mesurent un nombre entier d’unités, disons un nombre entier de mètres. Comme le triangle est isocèle, ses deux petits côtés ont la même longueur : appelons-la x, et appelons y la longueur du grand côté, l’hypoténuse. Comme le triangle est rectangle, le nombre y2 est, d’après le théorème de Pythagore, égal à x2 + x2. Le problème se ramène donc à celui de trouver deux nombres entiers x et y tels que : 2 × x2 = y2. Essayons toutes les possibilités dans lesquelles les nombres x et y sont inférieurs à 4 :

Dans tous ces cas, le nombre 2 × x2 est différent de y2. On peut poursuivre la recherche avec des nombres plus grands, et les pythagoriciens ont vraisemblablement cherché longtemps une solution à ce problème sans en trouver. Puis ils ont fini par se convaincre qu’une telle solution n’existait pas. Comment ont-ils pu se convaincre que ce problème n’avait pas de solution ? Naturellement pas en essayant tous les couples de nombres l’un après l’autre, car il en existe une infinité. On pourrait vérifier qu’aucun couple de nombres n’est une solution, jusqu’à mille, ou même jusqu’à un million, rien n’assurerait, avec certitude, qu’il n’existe pas de solution au-delà…

Essayons de reconstituer un cheminement possible de la pensée des pythagoriciens pour parvenir à ce résultat. Tout d’abord, quand on cherche une solution à ce problème,on peut se limiter à chercher une solution telle qu’au moins l’un des nombres x et y soit impair, car si le couple, x = 202, y = 214, par exemple, était une solution, alors en divisant les deux nombres par 2, on obtiendrait une autre solution, x = 101, y = 107, dont au moins l’un des nombres est impair. Plus généralement, en partant d’une solution quelconque et en divisant les deux nombres par 2, éventuellement plusieurs fois, on finirait par obtenir une solution dans laquelle au moins l’un des nombres est impair. Si le problème avait une solution, il en aurait donc également une dans laquelle l’un des nombres x et y est impair.

La seconde idée est de classer les couples de nombres en quatre ensembles :

– les couples dans lesquels les deux nombres sont impairs,
– ceux dans lesquels le premier nombre est pair et le second impair,
– ceux dans lesquels le premier nombre est impair et le second pair,
– et enfin ceux dans lesquels les deux nombres sont pairs. Muni de ces deux idées, on peut montrer, par quatre arguments séparés, qu’aucun de ces ensembles ne contient de solution dans laquelle au moins l’un des nombres x et y est impair, donc que le problème n’a pas de solution dans laquelle au moins l’un des nombres est impair, donc que le problème n’a pas de solution du tout.

Commençons par le premier ensemble : une solution dans laquelle x et y sont l’un et l’autre impairs est impossible, car si le nombre y est impair, le nombre y2 l’est également et il n’a aucune chance d’être égal à 2 × x2, nécessairement pair. Cet argument permet aussi d’éliminer le deuxième cas, dans lequel x est pair et y impair. Le quatrième cas s’élimine de lui-même car, par définition, il ne peut pas contenir de couples dans lequel au moins l’un des nombres est impair. Reste le troisième, dans lequel x est impair et y est pair. Dans ce cas, la moitié de 2 × x2 est impaire, alors que celle de y2 est paire : ces deux nombres ne peuvent pas être égaux.

Ce résultat – un carré ne peut être le double d’un autre carré – obtenu par les pythagoriciens il y a plus de vingt-cinq siècles, tient encore aujourd’hui une place importante dans les mathématiques. Il montre que, quand on dessine un triangle rectangle isocèle dont le petit côté mesure 1 m, la longueur de l’hypoténuse, mesurée en mètres, est un nombre, √2 , qui vaut un peu plus de 1,414, mais qui ne peut pas être obtenu en divisant deux nombres entiers y et x l’un par l’autre. La géométrie fait donc apparaître des nombres que l’on ne peut pas obtenir à partir des nombres entiers avec les quatre opérations : l’addition, la soustraction, la multiplication et la division.

Cette remarque a amené, plusieurs siècles plus tard, les mathématiciens à construire de nouveaux nombres, les « nombres réels », mais les pythagoriciens ne sont pas allés jusque-là : ils n’étaient pas prêts à abandonner le caractère central qu’ils supposaient aux nombres entiers, et ils ont plutôt vécu leur découverte comme une catastrophe que comme une incitation à aller plus loin.

Ce problème n’est pas uniquement révolutionnaire par ses implications pour les mathématiques futures. Il l’est aussi par sa nature et par la méthode employée pour le résoudre. Tout d’abord, par comparaison avec celui de la tablette mésopotamienne qui consiste à diviser 1 152 000 mesures de grain par 7 mesures, le problème des pythagoriciens est plus abstrait. Celui des Mésopotamiens concerne des nombres de mesures de grain, celui des pythagoriciens concerne des nombres tout court. De même, dans sa forme géométrique, le problème ne concerne pas une surface agricole triangulaire, mais un triangle. Cette étape d’abstraction, qui consiste à passer du champ triangulaire au triangle ou du nombre de mesures de grain au nombre, est moins anodine qu’il paraît. En effet, la taille d’un champ ne peut pas dépasser quelques kilomètres. Si le problème concernait un champ triangulaire, et non un triangle abstrait, on pourrait le résoudre en essayant toutes les solutions dans lesquelles x et y sont inférieurs à 10 000. Or, à la différence d’un champ triangulaire, rien n’empêche un triangle de mesurer un million ou un milliard de kilomètres.

La grande révolution du Ve siècle avant notre ère consiste donc en la distance mise entre les objets mathématiques, qui sont abstraits, et les objets concrets de la nature, même quand les objets mathématiques sont construits par abstraction à partir des objets concrets.

Cette distance entre les objets mathématiques et les objets de la nature a incité certains à penser que les mathématiques ne permettaient pas de décrire les objets de la nature. Cette thèse a été vivace jusqu’à l’époque de Galilée, c’est-à-dire au début du XVIIe siècle, où elle a été balayée par les succès de la physique mathématique. Elle est encore présente, à l’état résiduel, dans certains discours qui dénient toute pertinence aux mathématiques dans le domaine des sciences humaines. Ainsi, selon Marina Yaguello, le rôle des mathématiques en linguistique est de « déguise[r] son complexe de “science humaine”, donc fondamentalement inexact, sous des formules ».

Ce changement dans la nature des objets étudiés – qui, depuis cette révolution, sont des figures géométriques et des nombres sans une relation nécessaire avec les objets concrets – a amené une révolution dans la méthode utilisée pour résoudre les problèmes mathématiques. Encore une fois, comparons la manière de résoudre les problèmes de la tablette mésopotamienne et des pythagoriciens. Le premier est résolu en effectuant un calcul : une simple division. Pour résoudre le second, en revanche, il est nécessaire de construire un raisonnement.

Pour faire une division, il suffit d’appliquer un algorithme, que l’on apprend à l’école primaire et dont les Mésopotamiens connaissaient des analogues. Mais, pour construire le raisonnement des pythagoriciens, aucun algorithme connu ne prescrit de classer les couples en quatre ensembles. Les pythagoriciens ont dû faire preuve d’imagination pour parvenir à cette idée. On peut penser qu’un premier pythagoricien a compris que le nombre y ne pouvait pas être impair puis, quelques semaines ou quelques mois plus tard, un autre a fait progresser le problème en découvrant que x non plus ne pouvait être impair. Et puis le problème est peut-être resté bloqué là pendant des mois ou des années avant qu’un autre trouve encore une idée. Quand un Mésopotamien attaque une division, il sait qu’il va aboutir et il peut même évaluer a priori le temps que cette division lui prendra. En revanche, quand un pythagoricien attaque un problème d’arithmétique, il ne peut pas savoir combien de temps il mettra pour trouver un raisonnement qui permette de le résoudre, ni même s’il en trouvera un jour.

Les écoliers se plaignent parfois que les mathématiques sont difficiles : il faut avoir de l’imagination, il n’existe pas de méthode systématique pour résoudre les problèmes. Ils ont raison, et les mathématiques sont encore plus difficiles pour les mathématiciens professionnels : certains problèmes sont restés sans solution pendant des décennies, voire des siècles, avant que quelqu’un les résolve. Il n’y a rien d’extraordinaire à « sécher » longtemps sur un problème mathématique: les mathématiciens eux aussi « sèchent », parfois longtemps, avant de résoudre un problème. En revanche, on n’imagine pas de « sécher » des heures sur une division, puisqu’il suffit d’appliquer l’algorithme bien connu.

Comment ce changement dans la nature des objets étudiés a-t-il amené ce changement dans la méthode utilisée pour résoudre les problèmes – ce passage du calcul au raisonnement, qui caractérise les mathématiques grecques ? Qu’est-ce qui fait que le problème des pythagoriciens ne peut pas être résolu par un calcul ? Comparons-le encore une fois au problème de la tablette mésopotamienne. Ce dernier concerne un objet particulier, un grenier rempli de grain, dont la taille est connue. Dans le problème des pythagoriciens, en revanche, le triangle n’est pas connu: c’est ce que l’on cherche. Ce problème ne concerne donc pas un triangle particulier mais, potentiellement, tous les triangles possibles. En outre, comme il n’existe pas de limite à la taille d’un triangle, le problème concerne simultanément une infinité de triangles. Ce changement dans la nature des objets mathématiques s’accompagne donc d’une irruption de l’infini dans les mathématiques : c’est cette irruption qui a rendu un changement de méthode nécessaire et a demandé de substituer le raisonnement au calcul. Comme on l’a déjà remarqué, si le problème ne concernait qu’un nombre fini de triangles, par exemple tous les triangles dont les côtés mesurent moins de 10 000 mètres, on pourrait s’en tirer par un calcul qui consiste à essayer tous les couples de nombres jusqu’à 10 000. Ce calcul est certes laborieux si on le fait à la main, mais il est systématique. Ce passage du calcul au raisonnement a été retenu comme l’acte de naissance des mathématiques, en Grèce, au Ve siècle avant notre ère.

Qu’est-ce donc qu’un raisonnement ? Si l’on sait que tous les écureuils sont des rongeurs, que tous les rongeurs sont des mammifères, que tous les mammifères sont des vertébrés et que tous les vertébrés sont des animaux, on peut en déduire que tous les écureuils sont des animaux. Un raisonnement, parmi d’autres, qui permet d’arriver à cette conclusion consiste à déduire successivement que tous les écureuils sont des mammifères, puis que tous les écureuils sont des vertébrés et, enfin, que tous les écureuils sont des animaux.

Ce raisonnement est simple à l’extrême, mais sa structure ne diffère pas fondamentalement de celle d’un raisonnement mathématique. Dans les deux cas, le raisonnement est formé d’une suite de propositions dans laquelle chacune découle logiquement des précédentes, c’est-à-dire dans laquelle chaque proposition est construite par une « règle de déduction ». Dans ce cas, on applique la même règle trois fois. Cette règle permet, si l’on sait déjà que tous les Y sont des X et que tous les Z sont des Y, de déduire que tous les Z sont des X.

On doit aux philosophes grecs les premiers recensements des règles de déduction, qui permettent de progresser dans les raisonnements, c’est-à-dire de déduire une nouvelle proposition de propositions avérées. Par exemple, on doit la règle précédente à Aristote qui a proposé une liste de règles qu’il a appelées syllogismes. Une deuxième forme de syllogisme introduit des expressions de la forme « Certains … sont des … » et permet, si l’on sait déjà que tous les Y sont des X et que certains Z sont des Y, de déduire que certains Z sont des X.

 
Portrait d'Aristote. Marbre du Pentélique, copie romaine de période impériale (Ier ou IIe siècle ap. J.-C.) d'un bronze perdu réalisé par Lysippe © Eric Gaba

Aristote n’est pas le seul philosophe de l’Antiquité à s’être intéressé aux règles de déduction. Les stoïciens, au IIIe siècle avant notre ère, ont proposé d’autres règles, par exemple une règle qui permet, de déduire la proposition B des propositions « si A alors B » et « A ».

Ces deux tentatives de recensement des règles de déduction sont contemporaines du développement de l’arithmétique et de la géométrie grecques, après la révolution méthodologique qu’a constituée le passage du calcul au raisonnement. On pourrait donc s’attendre à ce que les mathématiciens grecs se soient appuyés sur la logique d’Aristote ou sur celle des stoïciens pour formuler leurs raisonnements. Par exemple, à ce que la démonstration du fait qu’un carré ne peut pas être le double d’un autreait été construite comme une suite de syllogismes. Bizarrement, ce n’est pas le cas, malgré la claire unité de projet entre les philosophes et les mathématiciens grecs. Par exemple, Euclide, au IIIe siècle avant notre ère, a synthétisé les connaissances de la géométriede son époque dans un traité et organisé ce traité d’une manière déductive en donnant un raisonnement pour démontrer chaque chose qu’il affirmait sans utiliser ni la logique d’Aristote ni celle des stoïciens pour formuler ces raisonnements.

On peut avancer plusieurs hypothèses pour expliquer cela. L’explication la plus vraisemblable est que les mathématiciens n’ont pas utilisé la logique d’Aristote ou celle des stoïciens parce qu’elles étaient trop frustes. La logique des stoïciens permet de raisonner avec des propositions de la forme « si A alors B », les entités A et B étant des propositions qui expriment un fait simple, comme « Socrate est mortel » ou « il fait jour », que l’on appelle des « propositions atomiques ». Les propositions de la logique stoïcienne sont donc des propositions atomiques reliées entre elles par des conjonctions « si … alors », « et », « ou »… C’est une conception très pauvre du langage dans laquelle il n’y a que deux catégories grammaticales : les propositions atomiques et les conjonctions. Elle ne prend pas en compte le fait qu’une proposition atomique – comme « Socrate est mortel » – se décompose en un sujet – Socrate – et un prédicat ou attribut – mortel.

La logique d’Aristote, contrairement à la logique des stoïciens, donne une place à la notion de prédicat : les expressions X, Y, Z qui apparaissent dans les raisonnements sont précisément des prédicats (écureuil, rongeur, mammifère…). En revanche, la logique d’Aristote ne comporte pas de « noms propres », c’est-àdire de symboles pour désigner des individus ou des objets, comme « Socrate », car, pour Aristote, la science ne concerne pas les individus particuliers, comme Socrate, mais uniquement les notions générales comme « homme », « mortel »… Ainsi, le syllogisme souvent donné en exemple – « Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel » – n’a pas sa place dans la logique d’Aristote. Pour Aristote, le syllogisme est : « Tous les hommes sont mortels, tous les philosophes sont des hommes, donc tous les philosophes sont mortels. » Les propositions ne sont donc pas formées, dans la logique d’Aristote, avec un sujet et un prédicat, mais avec deux prédicats et un pronom indéfini « tous » ou « certains ». L’extension de la logique d’Aristote avec des symboles d’individus, tel le nom propre « Socrate », ne date que de la fin du Moyen Âge. Mais, même ainsi étendue, la logique d’Aristote reste trop fruste pour exprimer certains énoncés mathématiques : avec le symbole d’individu « 4 » et le prédicat « pair », on peut, certes, former la proposition « 4 est pair », mais il n’y a pas de moyen de former la proposition « 4 est inférieur à 5 » dans laquelle le prédicat « est inférieur à » ne s’applique pas à un seul objet, comme le prédicat « pair », mais à deux objets, « 4 » et « 5 », qu’il met en relation. Pour la même raison, il n’est pas possible de former la proposition : « La droite D passe par le point A. »

On comprend pourquoi les mathématiciens grecs n’ont pas utilisé les logiques proposées par les philosophes de leur époque pour formuler les raisonnements de l’arithmétique et de la géométrie naissante : parce que ces logiques n’étaient pas assez riches pour le permettre. Pendant très longtemps, ce problème de construire une logique suffisamment riche pour formuler les raisonnements mathématiques ne semble pas avoir intéressé grand monde. En dehors de quelques tentatives, comme celle de Gottfried Wilhelm Leibniz, au XVIIe siècle, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, en 1879, que Gottlob Frege a repris le problème et proposé une première logique. Cette entreprise ne s’est, cependant, concrétisée qu’avec la théorie des types d’Alfred North Whitehead et Bertrand Russell dans les années mille neuf cents, puis la logique des prédicats de David Hilbert dans les années vingt.

Mais revenons aux mathématiques grecques. Le fait de ne pas disposer de règles de déduction explicites pour construire les raisonnements mathématiques n’a pas empêché les mathématiques de se développer. Simplement, jusqu’au XIXe siècle, la grammaire des propositions mathématiques et les règles de déduction sont restées implicites. Cette situation est fréquente dans l’histoire des sciences : quand un outil manque, on se débrouille en bricolant, et ces bricolages anticipent souvent la construction de l’outil à venir.

En revanche, au moins dans le cas de la géométrie, les axiomes, c’est-à-dire les faits que l’on admet sans démonstration et à partir desquels on construit les démonstrations, ont été rendus explicites dès Euclide. En particulier le célèbre axiome des parallèles, dont nous aurons l’occasion de reparler, qui, dans une forme modernisée, s’exprime ainsi : par un point extérieur à une droite, il passe une et une seule droite parallèle à la première. Le traité d’Euclide, les Éléments, resta pendant longtemps le prototype de la méthode mathématique : on pose des axiomes et, à partir de ces axiomes, on démontre des théorèmes, grâce à des règles de déduction, explicites ou implicites. Dans cette vision, seul le raisonnement permet de résoudre un problème mathématique, ce qui reflète l’importance que les Grecs, mathématiciens et philosophes, accordaient au raisonnement.

On pourrait penser que les mathématiciens grecs, découvrant avec la méthode axiomatique une nouvelle sorte de mathématiques, ont cherché à comprendre comment cette nouvelle sorte de mathématiques prolongeait les mathématiques plus anciennes des Mésopotamiens et des Égyptiens. S’ils l’avaient fait, cela les aurait amenés à chercher à comprendre comment articuler le calcul et le raisonnement. Mais ce n’est pas ce qu’ils ont cherché à faire : au contraire, ils ont fait table rase du passé et abandonné le calcul pour le remplacer par le raisonnement. De ce fait, après les Grecs, le calcul a à peine eu une petite place dans l’édifice des mathématiques

Après l’adoption de la méthode axiomatique, le raisonnement a souvent été présenté comme l’unique outil à utiliser pour résoudre un problème mathématique. Dans le discours qu’ils ont tenu sur leur science, les mathématiciens n’ont quasiment plus accordé de place au calcul. Cela ne signifie pas que le calcul a disparu de la pratique mathématique : à toutes les époques, les mathématiciens ont proposé de nouveaux algorithmes pour résoudre systématiquement certains types de problèmes.

L’histoire des mathématiques a donc sa part lumineuse, celle des conjectures, des théorèmes et des démonstrations, et sa part d’ombre, celle des algorithmes.

Ce chapitre est consacré à trois moments de cette histoire. Ces trois moments, qui se situent à des époques différentes, nous amènent à discuter différentes questions.

Le premier nous amènera à nous interroger sur la manière dont peut se résoudre l’apparente contradiction entre le discours sur les mathématiques, qui accorde peu de place au calcul, et la pratique mathématique, qui lui en donne une si grande, ainsi que sur la façon dont la transition entre la préhistoire des mathématiques et les mathématiques grecques a pu s’opérer. Le deuxième nous amènera à nous interroger sur la part relative des héritages mésopotamiens et grecs dans les mathématiques médiévales. Le dernier, enfin, nous fera réfléchir sur la raison pour laquelle, alors que la géométrie de l’Antiquité était centrée sur un petit nombre de figures géométriques (le triangle, le cercle, la parabole…), de nombreuses nouvelles figures géométriques (la chaînette, la roulette…) sont apparues aux XVIIe siècle.

Si le nom d’Euclide est resté attaché à la géométrie et à la méthode axiomatique, il est aussi, ironiquement, resté associé à un algorithme qui permet de calculer le plus grand diviseur commun de deux nombres entiers : l’algorithme d’Euclide. Une première méthode pour calculer le plus grand diviseur commun de deux nombres consiste à déterminer les diviseurs de chacun d’eux en les divisant successivement par tous les nombres plus petits et en retenant ceux pour lesquels la division tombe juste. Par exemple, pour calculer le plus grand diviseur commun de 90 et 21, on peut déterminer les diviseurs de 90 (1, 2, 3, 5, 6, 9, 10, 15, 18, 30, 45, et 90) et ceux de 21 (1, 3, 7 et 21) ; il ne reste plus qu’à chercher le plus grand nombre qui se trouve dans les deux listes : 3. Pour résoudre le problème « le plus grand diviseur commun de 90 et 21 est-il égal à 3 ? » ou même le problème « quel est le plus grand diviseur commun de 90 et 21 ? », il n’est donc nullement nécessaire de faire un raisonnement. Il suffit d’appliquer cet algorithme, laborieux mais systématique, qui est une simple paraphrase de la définition du plus grand diviseur commun.

L’algorithme d’Euclide permet de calculer de manière moins laborieuse le plus grand diviseur commun de deux nombres. Il repose sur l’idée suivante : quand on veut calculer le plus grand diviseur commun de deux nombres a et b, par exemple 90 et 21, on peut diviser le plus grand a par le plus petit b. Si la division « tombe juste » et donne un quotient q, alors a est égal b × q. Dans ce cas, b est un diviseur de a, donc un diviseur commun de a et b, et c’est le plus grand car aucun diviseur de b n’est plus grand que b lui-même. Ce nombre est donc le plus grand diviseur commun de a et b. Si, en revanche, la division ne « tombe pas juste » et laisse un reste r, alors a est égal à b × q + r ; dans ce cas, les diviseurs communs de a et b sont aussi ceux de b et r. De ce fait, on peut remplacer les nombres a et b par les nombres b et r qui ont même plus grand diviseur commun. L’algorithme d’Euclide consiste à répéter cette opération plusieurs fois jusqu’à obtenir deux nombres pour lequel la division tombe juste. Le nombre recherché est alors le plus petit des deux nombres. Calculer le plus grand diviseur des nombres 90 et 21 avec l’algorithme d’Euclide consiste à remplacer le couple (90, 21) par le couple (21, 6) puis par le couple (6, 3) et, 6 étant un multiple de 3, par le nombre 3 qui est le résultat.

Dans le cas des nombres 90 et 21, l’algorithme d’Euclide donne un résultat après trois divisions. Plus généralement, quels que soient les nombres avec lesquels on démarre, on obtient un résultat après un nombre fini de divisions. En effet, en remplaçant le nombre a par le nombre r, on fait décroître les nombres qui constituent le couple dont on cherche à calculer le plus grand diviseur commun, et une suite décroissante de nombres entiers est nécessairement finie.

Cet exemple montre que, loin de tourner le dos au concept de calcul, les Grecs, comme ici Euclide, ont participé à la construction de nouveaux algorithmes. Il montre également à quel point le raisonnement et le calcul sont entremêlés dans la pratique mathématique. La construction de l’algorithme d’Euclide, contrairement au premier algorithme de calcul du plus grand diviseur commun, nous a demandé de démontrer plusieurs théorèmes : premièrement, si la division de a par b tombe juste, alors le plus grand diviseur commun de a et b est b ; deuxièmement, si r est le reste de la division de a par b, alors les diviseurs communs de a et b sont les mêmes que ceux de b et r ; troisièmement, le reste d’une division est toujours inférieur au diviseur ; enfin, une suite décroissante de nombres entiers est finie. Ces résultats sont établis par des raisonnements, similaires à ceux utilisés par les pythagoriciens pour démontrer qu’un carré ne peut pas être le double d’un autre.

La conception du premier algorithme ne demandait aucun raisonnement. Mais cette situation est exceptionnelle. En général, les algorithmes, comme celui d’Euclide, ne se contentent pas de paraphraser une définition et leur conception demande de construire un raisonnement

Le fait que la conception d’un algorithme puisse demander la construction d’un raisonnement fait que les mathématiques mésopotamiennes et égyptiennes posent rétrospectivement un problème : comment les Mésopotamiens, par exemple, ont-ils pu concevoir un algorithme pour la division sans avoir recours au raisonnement ? On doit supposer que les Mésopotamiens et les Égyptiens connaissaient une forme implicite de raisonnement. Le fait que, contrairement aux Grecs, ils n’aient pas rendu cette activité explicite, par exemple en écrivant leurs raisonnements sur des tablettes, et qu’ils n’aient sans doute pas eu conscience de l’importance du raisonnement dans la résolution des problèmes mathématiques abstraits n’empêche pas qu’ils ont pu construire des raisonnements, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.

Si on remarque souvent la nécessité de construire des raisonnements mathématiques pour concevoir des algorithmes, ce qui amène à supposer que les Mésopotamiens construisaient des raisonnements même s’ils ne les explicitaient pas, on remarque plus rarement que cette nécessité de construire des raisonnements pour concevoir des algorithmes éclaire le miracle grec : le passage du calcul au raisonnement. On peut, en effet, faire l’hypothèse que c’est en construisant des raisonnements pour concevoir de nouveaux algorithmes que les Grecs ont compris l’importance du raisonnement.

Par exemple, on attribue souvent le « premier » raisonnement géométrique à Thalès : pour mesurer la hauteur d’une pyramide trop haute pour une mesure directe, Thalès a eu l’idée de mesurer la longueur de l’ombre de la pyramide sur le sol et, indépendamment, la hauteur et la longueur de l’ombre d’un petit bâton, puis de faire une règle de trois.

On peut faire l’hypothèse que le but de Thalès était de concevoir un nouvel algorithme pour calculer la longueur d’un segment et que, pour construire cet algorithme, il a eu besoin de démontrer que la pyramide avait avec son ombre le même rapport que le bâton avec la sienne. Théorème dont on a compris, par la suite, l’intérêt intrinsèque et que l’on appelle aujourd’hui le « théorème de Thalès ».


Une autre question soulevée par l’existence de l’algorithme d’Euclide est la contradiction apparente entre le discours sur les mathématiques qui, depuis les Grecs, accorde peu de place au calcul, et la pratique mathématique, qui lui en confère une si grande. Comment les Grecs et leurs successeurs ont-ils pu prétendre que le raisonnement seul suffisait, alors qu’ils construisaient des algorithmes, comme celui d’Euclide ?

Examinons encore une fois le calcul du plus grand diviseur commun des nombres 90 et 21 au moyen de cet algorithme. Une première manière de décrire ce que nous avons fait est de dire que nous avons remplacé successivement le couple (90, 21) par le couple (21, 6) puis (6, 3) et enfin par le nombre 3 « à l’aveugle », en suivant les prescriptions de l’algorithme, dont nous avons, par ailleurs, démontré qu’il calculait bien le plus grand diviseur commun des deux nombres. Une autre manière de présenter les choses consiste à justifier ce remplacement du couple (90, 21) par le couple (21, 6) par une démonstration du fait que le plus grand diviseur commun de 90 et 21 est égal à celui de 21 et 6. Pour cela, il suffit d’utiliser l’un des théorèmes que nous avons évoqués : le plus grand diviseur commun de deux nombres a et b est le même que celui de b et r, où le nombre r est le reste de la division de a par b. Dans cette manière de présenter les choses, nous pouvons taire le fait que nous avons utilisé l’algorithme d’Euclide, et simplement dire que nous avons démontré que le plus grand diviseur commun de 90 et 21 est 3 en utilisant les deux théorèmes précédents.

Plus précisément, en plus du résultat 3, l’algorithme d’Euclide nous a permis de construire un raisonnement qui montre que le plus grand diviseur commun de 90 et 21 est 3. Une fois que le raisonnement est construit, peu importe sa provenance: il est là et cela suffit. En supposant que les Grecs et leurs successeurs concevaient le calcul comme un outil pour construire des raisonnements, lequel outil doit rester dans l’ombre de l’objet qu’il sert à construire, on retrouve une certaine cohérence entre leur pratique mathématique, qui accorde une certaine place au calcul, et leur discours, qui le mentionne à peine.

Passons à un deuxième moment d’histoire des mathématiques. Nous avons l’habitude de penser que la manière dont nous désignons les objets mathématiques, comme les objets de la vie courante, est un détail. Il n’y a pas de raison d’appeler « lion » un lion ou « tigre » un tigre. Nous aurions pu choisir deux autres mots et, pourvu que nous employions tous la même convention, toutes les conventions se valent. Les linguistes, pour qualifier ce phénomène, parlent du caractère « arbitraire » du signe. De même, nous aurions pu décider d’utiliser un autre nom que « trois » pour le nombre trois et un autre symbole que « 3 » pour l’écrire, sans que cela change grand-chose. D’autres langues utilisent bien d’autres mots, drei ou three, et leurs mathématiques sont pourtant les mêmes que les nôtres. En poussant plus loin cette thèse de l’arbitraire du signe, on peut penser que le fait que l’on écrive le nombre trente et un « trente et un », « IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII », « XXXI », « 3X 1I » ou « 31 » est indifférent. Ce n’est cependant pas tout à fait le cas. Tout d’abord, d’où nous vient ce besoin d’un langage spécial pour écrire les nombres ? Dans les sciences, comme ailleurs, on donne des noms aux objets que l’on utilise et, en général, cela ne nécessite pas l’invention d’un langage particulier. Par exemple, pour nommer les éléments chimiques, on a inventé un nom différent pour chacun d’eux : hydrogène, hélium… tout en continuant à utiliser le français. Mais les éléments chimiques, même s’ils sont nombreux, sont en nombre fini. On a, de même, introduit un nom particulier pour chacun des petits nombres : « un », « deux », « trois »… et même un symbole spécial : « 1 », « 2 », « 3 »… mais, contrairement aux éléments chimiques, les nombres sont une infinité : il est impossible de leur donner un nom à chacun, car un langage doit avoir un nombre fini de symboles et de mots.

Ainsi est née l’idée d’exprimer les nombres non avec un nombre infini de symboles mais en combinant un nombre fini de symboles, c’est-à-dire d’inventer non un lexique mais une grammaire, donc un langage. Or, si le lexique est arbitraire, la grammaire l’est beaucoup moins et certaines grammaires du langage des nombres sont plus pratiques que d’autres pour raisonner et pour calculer. Parmi les écritures « trente et un », « IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII », « XXXI », « 3X 1I » et « 31 », la dernière, dans laquelle le fait que le chiffre 3 représente un nombre de dizaines est indiqué par sa position, est la meilleure. Car, quand on écrit deux nombres l’un sous l’autre, elle aligne les unités avec les unités, les dizaines avec les dizaines… ce qui permet des algorithmes simples pour faire des additions et des soustractions. Mais c’est surtout l’algorithme de la multiplication qui est simplifié, puisque, pour multiplier un nombre par 10, il suffit d’ajouter un 0 la fin, c’est-à-dire de décaler les chiffres d’un cran vers la gauche.

Cette écriture positionnelle vient de Mésopotamie où des ébauches en étaient déjà utilisées 2000 ans avant notre ère. Cependant, les Mésopotamiens utilisaient un système trop compliqué, qui a été simplifié ensuite par les mathématiciens indiens. Ce système indien a, par la suite, été diffusé dans le monde arabe à partir du IXe siècle, en particulier grâce au livre Le Calcul Indien écrit par Abu Ja’far Muhammad ibn Musa al-Khwarizmi, dont le nom a donné le mot « algorithme ». Ce système s’est ensuite diffusé en Europe à partir du XIIe siècle. Les mathématiciens du Moyen Âge ont donc reçu un double héritage : celui des Grecs, mais aussi, à travers cette question de l’écriture positionnelle, celui des Mésopotamiens, au moins aussi important que le premier. Ces mathématiciens ont alors passé plusieurs siècles à concevoir et améliorer les algorithmes. Loin d’avoir été étouffée par la découverte de la méthode axiomatique, la problématique du calcul, à travers cet héritage des mathématiques mésopotamiennes, est restée bien vivante dans les préoccupations des mathématiciens du Moyen Âge.

Après l’algorithme d’Euclide et les algorithmes pour les opérations arithmétiques, passons à un troisième moment de l’histoire des mathématiques : le calcul intégral, qui s’est développé au XVIIe siècle avec les travaux de Bonavantura Cavalieri, Isaac Newton, Leibniz… mais dont les prémices remontent à l’Antiquité, avec deux résultats dus à Archimède portant l’un sur l’aire du disque et l’autre sur l’aire du segment de parabole.

On sait aujourd’hui que l’aire d’un disque s’obtient en multipliant le carré de son rayon par un nombre qui vaut 3,1415926… Archimède n’a pas été si loin, mais il a démontré que cette aire était comprise entre 3 + 10/71 = 3,140… et 3 + 1/70 = 3,142… fois le carré du rayon. Autrement dit, il a déterminé les deux premières décimales du nombre π. Dans le cas du segment de parabole, en revanche, Archimède est parvenu à un résultat exact : l’aire d’un tel segment est égale à quatre tiers fois l’aire du triangle inscrit dans ce segment.

Pour parvenir à ce résultat, Archimède a décomposé le segment de parabole en une infinité de petits triangles dont il a ajouté les aires.

En prenant comme unité l’aire du triangle inscrit dans le segment de parabole, le premier triangle a, par définition, une aire égale à 1. On peut démontrer que les deux petits triangles sur ses côtés ont une aire totale égale à 1/4, que les quatre petits triangles de l’étape suivante ont une aire égale à 1/16… Chaque ensemble de triangles a une aire totale égale au quart de celle de l’ensemble précédent. L’aire du segment de parabole s’obtient en ajoutant l’aire de tous ces triangles : 1 + (1/4) + (1/4)2 + (1/4)3 + … et la somme de cette infinité de nombres donne un résultat fini : 4/3. Archimède, qui avait une certaine réticence à ajouter une infinité de nombres, s’est contenté de considérer les additions finies 1, 1 + (1/4), 1 + (1/4) + (1/4)2… qui donnent les aires de polygones inscrits dans le segment de parabole, donc qui sont toutes inférieures à l’aire du segment de parabole lui-même. Il a montré que l’aire du segment de parabole ne peut pas être inférieure à 4/3 car l’aire du segment de paraboles serait alors inférieure à celle de l’un de ces polygones, ce qui est impossible. Par un autre argument qui s’appuyait, quant à lui, sur les polygones circonscrits, Archimède a montré que l’aire du segment de parabole ne peut pas être supérieure à quatre tiers. Si elle n’est ni supérieure à quatre tiers, ni inférieure à quatre tiers, cette aire ne peut être qu’égale à quatre tiers.

Ce détour de raisonnement a été supprimé au XVIe siècle quand des mathématiciens comme Simon Stévin et François Viète ont commencé à utiliser des additions d’une infinité de nombres. Mais, même simplifié, le raisonnement d’Archimède demande de démontrer que l’aire totale de chaque famille est le quart de celle de la famille précédente, un tour de force qui fait que, jusqu’au XVIIe siècle, la détermination de l’aire de chaque figure était un véritable casse-tête.

Au XVIIe siècle, après l’introduction de la notion de coordonnée par René Descartes, on décrit volontiers une courbe par son équation, par exemple, la parabole de la figure précédente par l’équation y = 1 – x2.

Connaissant cette équation, on peut se demander s’il n’y a pas un moyen de calculer l’aire du segment de parabole, c’est-àdire l’aire comprise entre la courbe et l’axe horizontal, sans recourir à cette décomposition en triangles. Une des grandes découvertes des mathématiciens du XVIIe siècle a précisément porté sur la méthode qui permet de calculer l’aire d’une figure ainsi délimitée par une courbe dont on connaît l’équation, pourvu que cette équation soit suffisamment simple.

Le premier pas vers cette découverte a consisté en la mise en évidence d’un lien entre cette notion d’aire délimitée par une courbe et une autre notion : celle de dérivée.

Considérons une fonction, par exemple la fonction qui à un nombre x associe la grandeur x – x3/3. La valeur de cette fonction en x + h est (x + h) – (x + h)3/3. Un raisonnement algébrique simple montre que la différence entre la valeur de cette fonction en x + h et sa valeur en x est : h – x2 h – x h2 – h3/3. Le « taux d’accroissement » de la fonction entre x et x + h s’obtient en divisant cette quantité par h ce qui donne 1 – x2 – x h – h2/3. Le taux d’accroissement instantané en un point x, la « dérivée » de la fonction en x, s’obtient en observant ce que devient ce taux d’accroissement quand h se rapproche de 0 : les deux derniers termes disparaissent et il reste 1 – x2.

Ce raisonnement n’est pas nécessaire pour déterminer la dérivée de la fonction qui, à x, associe x – x3/3. En effet, on peut démontrer que la dérivée d’une somme de deux fonctions est la somme de leurs dérivées. Il suffit donc de déterminer la dérivée de x, d’une part, et celle de –x3/3, de l’autre, et de les ajouter. Ensuite, on peut démontrer que multiplier une fonction par une quantité fixe multiplie sa dérivée par cette même quantité. Ainsi, pour déterminer la dérivée de – x3/3, il suffit de déterminer celle de x3 et de la multiplier par –1/3. Enfin, pour déterminer la dérivée de x et de x3, il suffit de savoir que la dérivée de xn est n x n – 1. La dérivée de x – x3/3 est donc 1 – x2.

Quelle différence y a-t-il entre ces deux manières de calculer la dérivée de x – x3/3 ? Dans la première, nous avons eu besoin d’effectuer un petit raisonnement, certes simple, mais qui nous a demandé de réfléchir. Dans la seconde, en appliquant les règles :
– la dérivée d’une somme est la somme des dérivées,
– multiplier une fonction par une quantité fixe multiplie sa dérivée par cette même quantité,
– la dérivée de xn est n x n – 1, nous avons obtenu la dérivée de x – x3/3 de manière systématique. Une fois la correction de ces trois règles démontrées, la dérivée d’une fonction peut s’obtenir par un simple calcul. Cet algorithme de calcul de la dérivée d’une fonction ne s’applique pas à des nombres mais à des expressions fonctionnelles. D’ailleurs, il ne s’applique pas à toutes les expressions fonctionnelles, mais uniquement à celles qui peuvent s’obtenir à partir de x et de quantités fixes par addition et multiplication : les polynômes.

Des algorithmes plus généraux s’appliquent à des  langages plus riches comprenant, par exemple, les fonctions exponentiel et logarithme et les fonctions trigonométriques, mais ils ne sont pas d’une nature différente.

La fonction qui, à x, associe 1 – x2 est la dérivée de la fonction qui, à x, associe x – x3/3. En retournant la phrase, on dit que la fonction qui, à x, associe x – x3/3 est une « primitive » de celle qui, à x, associe 1 – x2. On peut démontrer que cette fonction a plusieurs primitives toutes obtenues en ajoutant une quantité fixe à celle-ci.

En retournant les règles du calcul de la dérivée, il n’est pas difficile de construire un algorithme qui calcule une primitive d’une fonction :
– une primitive d’une somme de fonctions est la somme des primitives des fonctions ;
– multiplier une fonction par une quantité fixe multiplie une primitive par cette même quantité ; – une primitive de xn est x n + 1/(n +1).

En appliquant ces règles de manière systématique, on peut calculer une primitive de 1 – x2 : x – x3/3.

Revenons au problème des aires : le théorème fondamental du calcul intégral établit un lien entre la notion d’aire et cette notion de primitive. En effet, si on appelle F(x) la fonction qui, à chaque nombre x, associe l’aire de la partie du segment de parabole située à gauche de la verticale d’abscisse x, il n’est pas difficile de montrer que, comme la fonction qui, à x, associe 1 – x2 est continue, la dérivée de la fonction F est précisément la fonction qui, à x, associe 1 – x2.

Autrement dit, la fonction F est une primitive de 1 – x2 : c’est une fonction qui, à x, associe x – x3/3 plus une valeur fixe. Comme en x = – 1 la fonction F vaut 0, cette valeur fixe ne peut être que 2/3 et F est la fonction qui, à x, associe x – x3/3 + 2/3. L’aire du segment de parabole est la valeur de cette fonction en 1 : 4/3. On aboutit au même résultat qu’Archimède, par une autre méthode que la décomposition du segment de parabole en triangles. Déterminer l’aire du segment de parabole délimité par la courbe y = 1 – x2 ne demande donc nullement de construire un raisonnement complexe pour déterminer l’aire de triangles en lesquels ce segment se décompose : il suffit de calculer une primitive de 1 – x2 en appliquant l’algorithme précédent, d’ajuster la constante pour que cette primitive vaille 0 en –1 et de prendre sa valeur en 1.

Comme l’algorithme de calcul des dérivées, cet algorithme s’applique uniquement aux polynômes. Des algorithmes plus généraux s’appliquent à des langages plus riches, mais cet algorithme se généralise moins bien que celui de calcul des dérivées. Le calcul de primitives est resté pendant plus de trois siècles un mélange d’algorithmes et de tours de passe-passe pour lesquels une certaine habileté était nécessaire, regardant tantôt du côté du calcul, tantôt du côté du raisonnement. Ce n’est qu’au XXe siècle que la théorie algorithmique de l’intégration s’est systématisée avec le développement des programmes de calcul formel, dont nous aurons l’occasion de reparler.

Pour revenir au XVIIe siècle, le développement de ces notions de dérivée et de primitive, et les algorithmes qui vont avec, ont permis de réduire à de simples calculs de nombreuses déterminations d’aires, mais aussi de volumes, de longueurs, de centres de gravité… La systématisation de la résolution d’un certain  type de problèmes permet de résoudre ces problèmes à moindre coût, donc d’explorer des territoires mathématiques plus vastes. Les mathématiciens de l’Antiquité avaient déterminé les aires de quelques figures, ceux du XVIIe siècle sont allés beaucoup plus loin. Déterminer l’aire délimitée entre –1 et 1 par une courbe compliquée comme celle d’équation y = 2 – x2 – x8 aurait été un casse-tête pour les mathématiciens de l’Antiquité, mais était un jeu d’enfant pour les mathématiciens du XVIIe siècle, puisqu’il suffit de calculer la primitive de 2 – x2 – x8 qui s’annule en –1 (2x – x3/3 – x9/9 + 14/9) et de prendre sa valeur en 1 : 28/9. De tels outils algorithmiques donnent des forces pour attaquer des problèmes qui paraîtraient démesurés si on devait les attaquer à « mains nues ». Et de nouvelles figures géométriques, dont l’étude aurait été trop difficile sans ces outils, sont apparues au XVIIe siècle.

Cette incursion de méthodes algorithmiques dans la géométrie, c’est-à-dire dans le « Saint des Saints » de la méthode axiomatique, a laissé des traces profondes jusque dans le nom de cette branche des mathématiques. Pour la désigner, on ne parle jamais de « théorie intégrale », mais toujours de « calcul intégral ». En anglais, le mot calculus désigne exclusivement cette branche des mathématiques, et un autre mot, computation, désigne le calcul en général.

Socle même de la méthode mathématique depuis l’Antiquité grecque, la notion de démonstration s’est profondément transformée, depuis le début des années soixante-dix. Plusieurs avancées mathématiques importantes, non toujours connectées les unes aux autres, remettent ainsi progressivement en cause la prééminence du raisonnement sur le calcul, pour proposer une vision plus équilibrée, dans laquelle l'un et l'autre jouent des rôles complémentaires.

Cette véritable révolution nous amène à repenser le dialogue des mathématiques avec les sciences de la nature. Elle éclaire d'une lumière nouvelle certains concepts philosophiques, comme ceux de jugement analytique et synthétique. Elle nous amène aussi à nous interroger sur les liens entre les mathématiques et l'informatique, et sur la singularité des mathématiques qui est longtemps restée l'unique science à ne pas utiliser d'instruments.


Editions Le Pommier
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Enfin, et c'est certainement le plus prometteur, elle nous laisse entrevoir de nouvelles manières de résoudre des problèmes mathématiques, qui s'affranchissent de certaines limites arbitraires que la technologie du passé a imposé à la taille des démonstrations : les mathématiques sont peut-être en train de partir à la conquête d'espaces jusqu'alors inaccessibles.

L'ouvrage a reçu le Grand Prix de Philosophie de l'Académie française.

Mathématicien, logicien et informaticien, Gilles Dowek est professeur à l’Ecole polytechnique et chercheur au laboratoire d'informatique de l'Ecole polytechnique et à l'Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique (INRIA). Auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation, dont deux « Petites Pommes du savoir » et un volume de la collection « le collège de la cité », il a obtenu en 2000 le Prix d’Alembert des lycéens de la Société Mathématique de France.











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