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  Nietzsche et Freud : le rapport entre cruauté, culpabilité et civilisation
 
Nietzsche et Freud : le rapport entre cruauté, culpabilité et civilisation
Mémoire de maîtrise de philosophie, 2006

Sommaire

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[modifier] Introduction

[modifier] A. Regard général sur Nietzsche et Freud

[modifier] 1) Position historique dans l’histoire des idées

Au crépuscule du dix-neuvième siècle, la chouette de Minerve prit son envol sous les auspices de deux grands esprits qui allaient envelopper de leur présence le siècle arrivant. Le premier de ces deux penseurs était Nietzsche, le philosophe allemand. Comme d’autres, il faisait partie de ceux qui, selon son expression, « naissaient posthumes » et ses feux-follets virevoltants ne devaient alors pas encore être perçus avec sagacité par tous ces contemporains. Sans doute n’était-il alors pas assez mort pour être vraiment posthume, ni assez vivant pour n’être pas trop trahi. Comme Zarathoustra s’adressant à la foule, on le tint « pour un cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres »[1], car en regard du nationalisme triomphant, pouvait-il se faire entendre autrement qu’en conscience ironique des tyrans ? Ses vérités étaient bien trop dansantes, et son savoir bien trop gai pour faire pendant à la dialectique lourdaude ou à l’esprit de pesanteur scientiste. Il était sans doute également trop tôt pour que fut bien entendue la sentence qui annonçait à l’hégélianisme que sa chouette était engoncée dans une minerve trop étriquée pour respirer les hauteurs, et qu’à la tombée de la nuit devait retentir le tambourin de Dionysos. De même qu’ils ne devaient pas encore être bien éteints, les rayons de soleil qui caressaient les idoles positivistes et donnaient à un certain Auguste Comte une place au soleil que lui envieraient aujourd’hui les poupées blêmes des plages niçoises. Ainsi, dans le fracas des nations, alors que la démocratie se répandait sur l’Europe tout autant que la « grande dépression », Nietzsche sombrait dans la folie et s’éteignait dans la solitude, ne lâchant plus sur les hommes que quelques improvisations musicales, et ne façonnant plus les valeurs qu’aux marteaux qui frappaient les cordes de son piano. Il s’ouvrait à son autorité posthume en s’engouffrant dans la mort.

Alors, pendant que celui-ci sombrait, l’autre penseur commençait à surgir et faisait ses premières armes en affrontant l’hystérie. C’est cette période même du déclin de Nietzsche qui vit l’ascension d’un autre théoricien, Freud, un médecin autrichien qui tentait de soulager l’âme des hommes malades en faisant l’expérience de psychothérapies nouvelles. En bon dialecticien, l’on pourrait affirmer que le second réfuta le premier comme la fleur réfute le bourgeon, mais ce n’est pas là la méthodologie à laquelle nous aimerions recourir. Nous nous essayerons plutôt à proposer une généalogie de l’un à l’autre, comme si le deuxième héritait quelque chose du premier, peut-être sans le savoir, sans que la rencontre eut lieu, comme un rendez-vous manqué. Ce dernier était sans doute plus actuel que le premier, moins tonitruant, moins arrogant et peut-être aussi plus abordable. Il ne connut pas la vie de déchirure qui alimenta la bouillonnante rhétorique nietzschéenne, ni cette affirmation du tragique qui conduisit celui qui se surnomma « le crucifié » à ses excès affectifs, la solitude n’étant pas des moindres. Freud était plutôt un homme rangé en regard de son congénère philosophe. Il avait certes bien eu le goût un peu déplacé de naître juif, ce qui faisait finalement déjà beaucoup dans une Europe où se rassemblait l’antisémitisme ; et qui plus est de se faire athée, ce qui n’était pas rien dans une communauté où la religion n’occupait pas nécessairement la plus mince part. Mais en dépit de ces excès notoires, il ne tenait semble-t-il ni de Lautréamont ni de Louise Michel. On en arriverait même à se demander parfois si la charge polémique de ses théories n’explosa pas un peu malgré lui, en dépit d’une certaine retenue bourgeoise, tant sa vie n’apparaît ni tumultueuse ni violemment exposée. À l’inverse de Nietzsche, il fut sans doute un homme de son temps, et ce n’est assurément pas le rationalisme qui le plaça en porte-à-faux avec son époque. Bien au contraire, l’homme de science s’accommoda avec aisance de ces victoires des lumières, lui qui chercha à traiter l’irrationnel à l’œuvre en l’homme de la manière la plus rationnelle possible. Son parcours ne fut pas à proprement parler philosophique ; son approche de la philosophie était selon ses dires plutôt lointaine, et ce n’est que tardivement qu’il se laissa flirter avec cette amie de la sagesse, alors que son pessimisme allait grandissant et que l’humanité, à cet égard, lui donnait raison d’adopter une posture plus que sceptique. Il ne se para jamais de la toge du philosophe et la communauté philosophique ne l’accueillit jamais en tant que philosophe. Nonobstant cette distance, on ne peut honnêtement taire en totalité l’influence que son œuvre exerça sur le vingtième siècle, dans le domaine philosophique comme dans bien d’autres ; comme on ne peut pas plus lui retirer le qualificatif de « penseur » tant ses théories bouleversèrent par leur force les poncifs de la pensée.

C’est pourquoi nous avons jugé possible de prendre ses théories au sérieux et avons pris le parti de croiser celles-ci avec l’œuvre de Nietzsche. Aussi nous importera-t-il de jeter sur ces deux théories un prisme à travers lequel nous pourrons voir affleurer les convergences philosophiques entre l’une et l’autre. Il n’est certes pas prudent de vouloir découvrir une filiation de Nietzsche à Freud, comme si l’un était la suite théorique logique de l’autre. Ce serait d’abord pécher par une trop grande foi accordée à l’hypothèse de la continuité d’un auteur à un autre. Il est peu probable que jamais un homme ait repris l’ouvrage d’un autre et l’ait continué là où ce dernier l’avait laissé, d’une main identique à celle de son prédécesseur, comme si de l’un à l’autre, la mort pouvait être niée, et la fluidité d’une vie sans heurt affirmée du premier au deuxième. Mais ce serait encore bien plus se méprendre que d’imaginer le premier comme offrant un héritage intellectuel au second, lui donnant par cette occasion tout le capital de départ de son œuvre, l’obligeant à une œuvre qui ne ferait qu’éclore ce que l’épargne du premier n’avait pas encore fait fructifier. Il n’y a pas vraiment de legs intellectuel en bonne et due forme de Nietzsche à Freud. Pourtant, nous osons l’hypothèse d’une influence plus ou moins sentie, d’une connivence plus ou moins volontaire, d’une communauté d’intuitions analysées selon deux méthodologies en apparence radicalement opposées ; car il reste indéniable que la méthode de l’un est bien différente de celle de l’autre, et c’est une des raisons pour lesquelles on ne peut tenir le premier pour le maître à penser du second.

[modifier] 2) La méconnaissance par Freud des œuvres de Nietzsche ?

Freud, à qui l’on s’était déjà risqué affirmer quelques corrélations entre sa pensée et celle de Nietzsche, soutint que les idées du philosophe n’avaient jamais eu d’influence sur son œuvre personnelle. C’est ce qu’il ressort d’une réunion de mille neuf cent huit de la Société psychanalytique de Vienne. Alors que l’on y abordait le cas Nietzsche, Freud affirma qu’il « ne connaissait pas l’œuvre de Nietzsche », affirmation quelque peu rédhibitoire qu’il nuança en ajoutant que : « ses tentatives occasionnelles de le lire ont été étouffées par un excès d’intérêt. » Curieux rapport d’un auteur à un autre qui ressemblerait à un amour transi ; il s’agirait en tout cas selon les dires de Freud de sa façon régulière d’aborder les spéculations philosophiques : avec ambivalence.[2] On sait cependant que le philosophe suscita un intérêt à plusieurs reprises chez le psychanalyste, car il est de nombreuses œuvres où ce dernier fait référence au premier. Ainsi, Freud cite Nietzsche dans Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, où celui-ci est présenté comme ayant anticipé certaines thèses de la psychanalyse.[3] Dans la science des rêves, Freud reconnaît « la justesse des paroles de Nietzsche, disant que dans le rêve se perpétue une époque primitive de l’humanité »[4]. Il en est de même dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, où Freud, dans une note de bas de page, s’accorde à dire que, concernant la mémoire : « personne n’a décrit ce phénomène et ses raisons psychologiques d’une manière aussi complète et aussi frappante que Nietzsche dans un de ses aphorismes (Au-delà du bien et du mal, IV,68) : « C’est moi qui ai fait cela », dit ma « mémoire ». « Il est impossible que je l’aie fait », dit mon orgueil et il reste impitoyable. Finalement — c’est la mémoire qui cède. »[5] On peut également trouver dans l’étude sur le président Schreber un passage où Freud conçoit le soleil comme un « symbole sublimé du père »[6], et, pour illustrer son propos, le psychanalyste fait référence au passage de Nietzsche intitulé « avant le lever du soleil » et se trouvant dans Ainsi parlait Zarathoustra. On relèvera pareillement une référence à Nietzsche dans Sur quelques types de caractères à partir du travail psychanalytique[7]. Là, Freud fait un parallèle entre sa théorie du « criminel par sentiment de culpabilité » et la conception nietzschéenne du « criminel blême » qu’on trouve dans Ainsi parlait Zarathoustra. De surcroît, dans Psychologie collective et analyse du Moi, Freud écrit du père de la horde primitive qu’il « représentait ce surhomme dont Nietzsche n’attendait la venue que dans un avenir éloigné »[8]. On peut remarquer cette même référence dans le manuscrit du 31 mai 1897, adressé à Fliess, et qu’on trouve dans La naissance de la psychanalyse. Ici, il se contente d’opposer à sa définition de la sainteté cette remarque : « Antinomie : le « surhomme » »[9]. Il convient de souligner encore l’emprunt que Freud fait à Nietzsche du terme « ça. » C’est dans Le Moi et le Ça, que cet emprunt est signalé. Freud puise dans la terminologie de Groddeck, et inscrit dans une note que : « Groddeck lui-même s’est inspiré, à cet égard, de l’exemple de Nietzsche qui emploie cette expression grammaticale pour désigner ce qu’il y a d’impersonnel, de soumis aux nécessités naturelles dans notre être. »[10] On retrouvera la source de cet échange dans une lettre que Freud adressa à Groddeck en Noël 1922.[11] Enfin, cette utilisation du terme ça et sa provenance seront encore explicitées dans la troisième des Nouvelles conférences sur la psychanalyse où Freud s’exprime ainsi : « En nous appuyant sur Nietzsche et à la suite d’une observation de G. Groddeck, nous l’appellerons désormais le ça, ce pronom impersonnel paraissant particulièrement propre à exprimer le caractère dominant de ce domaine spirituel si étranger au moi. »[12] Il serait donc oiseux de prétendre qu’aucune interaction n’a jamais eu lieu entre le philosophe et le psychanalyste ; ainsi nous permettons-nous de rapprocher l’un de l’autre. Certes, il est bien entendu que l’on pourrait toujours prétendre à un plaisir spéculatif à croiser les pensées de plusieurs auteurs, même s’il n’était pas toujours assuré que l’on retrouverait entre eux comme une intimité de pensée. Notre mémoire, pour sa part, cherchera à donner le sentiment qu’entre Nietzsche et Freud, une telle intimité de pensée existe et peut se voir justifiée. Nous l’avons certes déjà affirmé : Freud ne succède pas à Nietzsche ; mais pourtant, le philosophe n’a pas quitté les vivants sans laisser quelques concepts influencer ses successeurs. Ainsi semble-t-il en être de Freud, et nous tenterons d’analyser où se jouent les convergences sans omettre de signaler quelle importance il faudra accorder à leurs divergences.

[modifier] B. Convergences

[modifier] 1) Le primat de l’irrationnel dans le comportement humain

Pour mieux en faire apparaître la pertinence, nous allons rapidement exposer diverses convergences entre Nietzsche et Freud. La liste des convergences que nous allons dérouler ici ne prétend nullement être exhaustive et irréfragable. Une étude approfondie de chacune d’entre elles pourrait bien les rendre caduques, car il est bien entendu que Nietzsche ne pense pas ce que Freud pense et qu’à l’inverse, Freud ne paraphrase pas Nietzsche tout au long de son œuvre. Le magnétisme qui s’exerce entre les deux théories porte toujours à un rapprochement asymptotique. Ne serait-il pas permis de penser que la fécondité d’un philosophe tienne en cela que sa pensée n’engendre jamais le même, mais toujours la différence et que de sa cohérence naisse la multitude ? C’est du moins le postulat sur lequel nous nous baserons pour ce mémoire, et c’est en vertu de ce critère que nous considérons légitime d’opérer un tel rapprochement.

La convergence la plus manifeste qui nous est d’abord apparue entre ces deux auteurs est celle par laquelle tous deux accordent le primat à l’irrationnel dans les comportements humains. La volonté est en effet ramenée à la part congrue pour ces deux théoriciens, car elle n’est plus l’agent libre de la conscience apte à juger, mais le résultat d’un entrelacs de pulsions et d’instincts inconscients. Si Freud a consacré cette distinction en intronisant de manière primordiale le rôle de l’inconscient dans la vie humaine, à tel point que de nos jours, il n’est pas rare d’entendre quelqu’un remettre une faute sur son « inconscient » plutôt que sur lui-même, Nietzsche n’est pas étranger à ce mode de pensée. À cet égard, l’on pourrait s’intéresser à la typologie nietzschéenne, qui permet de voir derrière tout comportement, réfléchi ou instinctif, le résultat d’un certain « type » de vivant. Un tel type exprimant la manière par laquelle une catégorie d’individus agit et réagit dans le monde, selon des schémas qui leur sont antécédents, et dont ils sont inconscients. L’on avait déjà souligné d’ailleurs plus haut que Freud emprunta le terme de ça à Nietzsche par l’intermédiaire de Groddeck. L’on pourrait insister sur le rapprochement possible entre le concept de ça cher à Freud et celui de Soi chez Nietzsche. Ces deux concepts semblent extrêmement proches et l’on comprend que Freud y ait puisé sa terminologie. Les deux auteurs le ramènent à un processus complexe et vivant qui influence directement la part consciente de l’individu. Tous deux se distinguent des penseurs les précédant en en faisant le point de départ du Moi et non son opposé, d’autant qu’ils lui donnent la consistance particulière d’une instance psychique qui dépasse largement le caractère accidentel que leurs pères lui avaient parfois conféré. En effet il ne s’agit pas simplement de « petites perceptions » qui viennent perturber le Moi, mais bel et bien d’un processus complexe qui contient son langage propre, fut-il figuré, et qui détermine le Moi plutôt qu’il y réplique. Le ça freudien autant que le Soi nietzschéen se rapproche plus de la « substance » que de « l’attribut », même s’il serait inconséquent de vouloir en faire des « noumènes ». Ce sont les pulsions pour Freud, ou les instincts chez Nietzsche qui déterminent majoritairement la structure de la rationalité de l’individu. Or, ces instincts et ces pulsions étant irrationnelles, on peut considérer que la rationalité humaine est en grande partie fondée sur l’irrationnel. De cela, l’on peut tirer maintes hypothèses, et pour les besoins de notre mémoire, nous nous attarderons sur le problème éthique ainsi posé.

Car à supposer qu’au nombre de ces instincts et de ces pulsions se compte la cruauté, celle-ci apparaîtra alors au sein de l’humanité comme une donnée première, fondamentale, et irréductible. Et c’est un point sur lequel nous reviendrons en détail par la suite. Car il est notoire que pour les deux auteurs sur lesquels se penche notre mémoire, cette cruauté est belle et bien constitutive du Moi, constitutive de tout individu rationnel parvenu à maturité. Il en découle de troublantes assertions sur tout ce que nous avions pu jusqu’à lors qualifier de « morale », car il nous faut dès lors bien reconnaître que dans cette morale, dans cette haute aspiration humaine, subsiste quelque chose qui tient encore de la cruauté ; l’explication de ce mélange fera une part conséquente de l’œuvre de Freud comme de celle de Nietzsche.

Elle s’accompagne d’une autre strate de l’accomplissement théorique de ces deux auteurs, à savoir l’importance qu’ils redonnent au corps : la part corporelle de l’individu n’étant pour eux jamais tout à fait à nier. L’originalité dont ils font preuve par rapport à d’autres esprits majeurs consistant à ne pas tomber pour autant dans un matérialisme strict. L’origine des pulsions se situant chez Freud dans le ça et la source des instincts chez Nietzsche étant à trouver dans la volonté de puissance. Pour les deux, il arrive souvent que le corps veuille quelque chose à quoi la raison se soumet, mais ce n’est pas sans donner au corps des causes qui dépassent le corps lui-même.

[modifier] 2) L’irrationnel se spiritualise, se sublime ou bien engendre des conflits internes

Cette présence de l’irrationnel, nous l’avons vu, n’est pas pour eux qu’un arrière-monde en lutte contre le réel, ce n’est pas qu’un vide-ordures d’où par moment, Proserpine se fait entendre. C’est bien plutôt la matière première, la glaise d’où surgit l’homoncule qui, prenant sa raison pour un Dieu, s’imagine avoir à tout jamais quitté la tourbe d’où il est né. En réalité, l’être humain ne fait jamais que « sublimer » ses pulsions selon Freud, ou bien encore les « spiritualiser » comme dirait Nietzsche. L’irrationnel à la base s’érige en une forme supérieure, en ce qu’on pourrait appeler l’« esprit ». Mais dans cette cohérence toute trouvée et trop souvent controuvée, il engendre des conflits dans le psychisme de l’individu où s’est formée cette unité. Les deux penseurs que nous étudierons dans ce mémoire se sont intéressés, chacun à leur manière, à cette métamorphose originale. Nous verrons ainsi en quoi ils considèrent la morale comme un fait tout d’abord irrationnel, comment celle-ci ne constitue en réalité qu’une adaptation du psychisme humain, et comment aussi, cette adaptation est une fatalité, car elle est immanente à la forme même de la psyché humaine.

Cela nous conduira à la concevoir non pas comme un idéal donné par quelques forces extra-terrestres, mais comme une limitation des pulsions naturelles imposée par la culture, les réorientant vers des fins servant la communauté. Nous apercevrons ainsi comment peut naître un sentiment étonnant comme le sentiment de culpabilité, et comment les deux auteurs se rejoignent sur ce point.

Notons à cet égard le rapport entre « le criminel par sentiment de culpabilité » de Freud, et le « criminel blême » de Nietzsche déjà évoqué plus haut. C’est sur ce terreau que poussèrent ces deux conceptions parallèles et très originales de la criminalité, premier effet pervers et manifeste du conflit interne provoqué par la répression des instincts. Le criminel ne se sentant pas ici coupable du crime qu’il a commis, mais éprouvant le besoin de crime comme pour se justifier de son sentiment de culpabilité.

Et c’est de ce courant de pensée qu’émergera la critique nietzschéenne de l’ascétisme, et la conception freudienne du masochisme que l’on peut également mettre en regard. Il y a donc chez les deux auteurs deux chemins possibles pour les pulsions, l’un est emprunté par celui qui peut canaliser celles-ci en les réorientant vers d’autres directions, l’autre est parcouru par celui qui ne parvient pas à une telle reconversion et qui ainsi, fait l’expérience du conflit psychique.

Nous pouvons constater également que les deux auteurs s’intéressent, chacun à leur façon, à un certain pas que l’on peut prendre sur le premier chemin : celui qui est scandé par le rythme de l’art ; pour Nietzsche comme pour Freud, l’artiste réussit à atteindre des buts supérieurs et plus élevés en réhabilitant ses pulsions, alors qu’elles auraient dû le mener vers les abysses.

[modifier] 3) Le recours à la catégorie de « maladie »

Cette conception revisitée de la nature humaine est englobée chez ces deux auteurs par un champ sémantique particulier : celui de la maladie. Il est à noter que pour Nietzsche l’homme est, ainsi qu’il l’écrit dans La Généalogie de la morale : « l’animal malade par excellence »[13], et l’on peut donc comprendre l’insistance avec laquelle il ramène constamment son discours vers la catégorie de la maladie. Freud, quant à lui, est médecin de formation, et nous ne pouvons donc que trouver naturel qu’il manipule couramment le vocabulaire de la pathologie. Toutefois, c’est comme si de Freud à Nietzsche, il y avait plus qu’une connivence sur ce point. On aimerait d’ailleurs voir en Freud le « philosophe-médecin » que Nietzsche attendait pour mettre au point la « philosophie de l’avenir ». Si tel n’est sans doute pas le cas, l’on peut du moins s’accorder avec Paul-Laurent Assoun sur cet aspect : « L’un et l’autre abordent la civilisation en termes de maladie : la civilisation n’est pas seulement malade, elle est la maladie »[14]. Tous deux orientent donc en priorité leur pensée vers le problème de la guérison, et dans les deux cas, il s’agira non pas de supprimer les symptômes et de nier les causes, mais de reprendre possession de ceux-ci et d’apprendre à vivre en leur compagnie. Il s’agit finalement dans la psychanalyse freudienne d’accéder à une forme de « maîtrise des instincts » pour reprendre une expression souvent employée par Nietzsche.

[modifier] 4) Critique de la philosophie classique

Nous ne pourrions pas non plus faire état des convergences de l’un à l’autre sans signaler la position de rupture qu’ils adoptèrent par rapport à l’idéologie dominante. Nous avons déjà signalé que Freud n’avait rien d’un révolutionnaire, mais il convient cependant de s’attarder sur la dimension révolutionnaire dont ses théories sont porteuses dans le domaine philosophique. Il affirma lui-même que sa découverte était à mettre sur le plan de celles que firent Copernic et Darwin. Ces deux prédécesseurs s’en étaient pris plus ou moins volontairement au narcissisme humain, le premier en démontrant que la Terre n’était pas au centre de l’univers, et le second en affirmant que l’être humain descendait du règne animal. Freud, pour ce qui le concerne, écrivit dans l’Introduction à la psychanalyse : « Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. »[15] Et en cela, il convient peut-être de reconnaître au premier psychanalyste un rôle de perturbateur tout aussi grandiose que celui que tint Nietzsche du haut de sa « grande philosophie ». Il faut en tout cas rendre à Freud le privilège d’avoir exprimé en termes scientifiques l’élaboration philosophique de Nietzsche s’en prenant à la philosophie classique. Ils ont ensemble radicalement fait tomber de son piédestal le primat de la conscience en tant que cogito. Pour Nietzsche comme pour Freud, le « conscientialisme »[16], ce procédé qui consiste à renier l’existence de l’inconscient et à forger des « visions du monde », « Weltanschauung » et autres « arrières-mondes », est le péché philosophique par excellence. Nietzsche est en effet un des premiers philosophes à critiquer l’idée de « substance-sujet », et ainsi, il déblaya la voie à la psychanalyse pour s’engager dans cette critique.

[modifier] 5) Critique de la religion (et particulièrement de la religion chrétienne avec son agapè)

S’ils ont tous deux également combattu les « arrières-mondes », il est normal qu’on les retrouve encore les deux dans la critique de la religion. Ils visèrent bien sûr en priorité la religion chrétienne, puisqu’elle leur est la plus proche, mais dans bien des cas, leurs attaques peuvent être étendues à toutes les religions. Ils la conçoivent tous deux comme une illusion et comme un mode de survie qu’on choisit plus pour sa facilité que pour son efficacité. De plus, point nouveau qu’ils défendent par rapport à bien d’autres philosophes : celle-ci leur apparaît comme une forme de « maladie » ; un agent du ressentiment pour Nietzsche ou encore une névrose de troupeau pour Freud. Dans ce spectre d’analyse, un sort particulier sera fait à la morale de l’agapè, morale de l’égalité, morale qui vise à un amour universel et donc à un affaiblissement de l’égoïsme et de la libido.

[modifier] 6) Critique de l’égalité, du troupeau, de la foule et du socialisme

C’est pareillement dans le sens de la contestation de l’idéal égalitaire qu’ils s’en prendront aux utopies politiques alors en vogue. On sait à quel point Nietzsche abhorre la mentalité de « troupeau », symptôme délétère de la démocratie. C’est pour les mêmes raisons qu’il dénoncera toutes les formes de socialisme. Ce sera sur une logique assez similaire que Freud lui aussi critiquera le socialisme, mais c’est surtout dans son ouvrage sur la Psychologie des foules qu’on sentira de la même manière chez le Viennois cette défiance quant aux aspirations grégaires et ovines de l’humanité. On pourra ainsi leur concéder à tous deux le mérite de n’avoir pas renoncé à leur individualisme et d’avoir encore su considérer l’homme comme un individu valant pour être affirmé plutôt que comme un électron au devenir de la masse. C’est une des raisons pour lesquelles ils seront longtemps taxés par le dogme ouvriériste de « penseurs de la morale bourgeoise ».

[modifier] 7) Une racine commune aux deux : Schopenhauer

Enfin, il faudra noter une source commune à toutes ces confluences en la personne de Schopenhauer. Pour Nietzsche, qui écrira Schopenhauer éducateur, ce philosophe du pessimisme sera un de ses premiers maîtres à penser ; pour Freud, il semble que Schopenhauer soit le seul philosophe dont il se réclame parfois, et en tout cas, un des seuls dont il soutient avoir reçu quelque influence. C’est d’ailleurs sous cet éclairage que Freud semble souvent aborder Nietzsche qu’il associe presque automatiquement à Schopenhauer, qui, pour sa part, serait alors le philosophe fondateur d’une famille dont Nietzsche ne serait qu’un membre parmi d’autres. De cette antériorité, il découlera pour Freud comme pour Nietzsche une vision du monde teintée de pessimisme et d’absurdité, et dans laquelle la joie de vivre n’est jamais gagnée d’avance.

[modifier] C. Divergences massives

Si les thèses de Nietzsche et de Freud entrent en résonance avec une apparente harmonie, ce ne serait point justice que de clore ce chapitre sur un accord parfait, sans tendre l’oreille au contrepoint qui vient parsemer de dissonances les lignes de l’un avec celles de l’autre. Euphémisme mis à part, il nous faut à cet égard signaler deux divergences massives qui obligent la composition à une cadence rompue.

[modifier] 1) Le rapport à la raison : irrationalisme nietzschéen et scientisme freudien

En premier lieu, il faut signaler leurs divergences sur le rapport qu’ils entretiennent à la raison. Nietzsche tend vers un irrationalisme alors que Freud reste très ancré dans le scientisme et l’humanisme propre à la philosophie des Lumières. Le psychanalyste semble croire de bonne foi à la science comme facteur d’émancipation, comme un instrument qui nous permet de nous rapprocher un peu plus de la vérité. À l’inverse, la science n’est pour Nietzsche qu’une illusion de plus, l’aboutissement d’un long processus de travestissement du réel, le dernier avatar de ce qu’il appellera la « morale ascétique ». Ainsi ce que Freud considère souvent comme des acquis scientifiques historiques apparaît à Nietzsche comme des reliquats de la « morale d’esclave ». Le philosophe s’oppose ainsi radicalement au darwinisme quand Freud considère la théorie de l’évolution comme un fait désormais peu contestable. Nous rentrerons dans le détail des théories plus loin dans le mémoire, mais nous pouvons déjà indiquer que la théorie freudienne de la pulsion de mort semblerait certainement très limitée aux yeux de Nietzsche, et qu’il y verrait certainement le symptôme d’une théorie dégénérée et nihiliste.

Il apparaîtra pareillement avec évidence à quiconque aura parcouru quelques lignes de ces deux auteurs que la méthode employée chez l’un et chez l’autre est sans ressemblance aucune. Nietzsche remettant au goût du jour un style que son époque avait presque oublié, l’écriture par aphorisme, alors que Freud se cantonne à une prose bien moins légère, celle par laquelle il élabore de formidables édifices scientifiques qui ressemblent parfois à des exposés médicaux. L’on peut certainement remettre encore cette divergence sur le compte de leur abord bien différent de la rationalité. C’est aussi en gardant cette différence fondamentale à l’esprit que l’on comprendra assurément mieux pourquoi ils ne conçoivent pas l’art de la même manière.

L’on ne pourrait effectivement pas légitimement passer sous silence le fait que la place primordiale que Nietzsche accorde à l’art dans sa création philosophique est sans commune mesure avec les paragraphes épars que Freud lui accorde dans son discours. Chez Nietzsche, il appert que l’art offre un modèle pour toutes les activités nobles, notamment la création des valeurs et il peut écrire : « le monde lui-même est tout entier art »[17]. De son côté, Freud ne considère l’art que comme un expédient parmi d’autres pour éviter les effets destructeurs de la névrose. C’est pour lui une solution, mais pas forcément la meilleure, et encore moins la seule.

[modifier] 2) Nietzsche tire vers l’aristocratisme, alors que Freud est démocrate

Sur un terrain plus idéologique maintenant, nous pourrions clore cette séquence en rappelant à quel point l’aristocratisme outrancier dont use Nietzsche tout au long de son parcours philosophique, est loin de l’approche freudienne de la civilisation, plus démocrate et humaniste.

Il y a chez Freud quelque chose de la simplicité dans les buts et les moyens qui détonne largement avec l’aspiration nietzschéenne à la « philosophie de l’avenir », au « grand style », à la « grande santé » ou à la « grande politique ». Nietzsche possède le désir d’amender la civilisation toute entière pour préparer la venue du surhomme, il s’exerce au renversement des valeurs ; Freud reste plus modeste, il se contente de guérir les individus au sein de cette société et ne croit pas aux grands bouleversements.

Dans son élan, Nietzsche n’hésite pas à justifier la souffrance et même la cruauté, et il y a dans la théorie du philosophe artiste un certain dolorisme qui surgit pour justifier le geste de « création » qui va de pair avec une affirmation de la vie « par-delà bien et mal », et pourrait-on dire, « par-delà bonheur et souffrance ». Freud, quant à lui, reste plus hédoniste, ses visées sont plus courtes : abaisser la souffrance humaine et suivre Épicure dans son jardin si cela s’avère nécessaire pour atteindre un tel but.

Ainsi l’individualisme nietzschéen finit par se sacrifier pour quelque chose de plus grand, il se dissout dans la « volonté de puissance », « l’un originaire », acquiesçant à « l’éternel retour » et louant la venue du « surhomme ». Freud, encore une fois, reste beaucoup plus utilitariste et plus « petit bourgeois », son individualisme s’arrêterait peut-être à des fins mesquines de « dernier homme » : il souhaite juste le bonheur individuel, et si possible le bonheur pour tout un chacun.

C’est peut-être pour ces raisons que Nietzsche est aussi plus facilement immoraliste que Freud. Nietzsche oppose sa « morale de maître » à la « morale d’esclave » de la plèbe, mais Freud n’a rien d’un patricien, et du coup, il ne renverse pas ouvertement les valeurs en place. Il constate objectivement des dysfonctionnements culturels, mais il n’est pas dit qu’il désire quelque révolution culturelle que ce soit. Pour lui, c’est comme si ces perturbations étaient inhérentes à une structure sociale inamovible et qu’il eut été puéril d’espérer la décoller de son socle. Aussi ne condamne-t-il pas la morale en place, mais simplement essaye-t-il de trouver un moyen d’accommoder les individus de cette morale.

[modifier] D. Centration sur le sujet : rapport entre cruauté, culpabilité et civilisation

[modifier] 1) Nietzsche et Freud ont tous deux analysé ce rapport

Les linéaments de notre analyse étant désormais tracés, il convient de resserrer nos vues et de trouver un point de rencontre de ces deux auteurs, point nodal autour duquel nous pourrions articuler la réflexion. Explorer in extenso la liaison intellectuelle qui se noue de Nietzsche à Freud ne serait certainement point la solution idoine à notre mémoire qui, sans se vouloir minimaliste, doit s’en tenir à certaines prérogatives d’espace et de temps. Aussi faisons-nous le choix d’une mise en perspective bien particulière, qui permettra nous l’espérons, de faire apparaître la force spéculative de ces deux auteurs tout en maintenant une certaine prudence dans notre entreprise. À cette fin, nous avons pris le parti d’orienter notre étude autour d’un sujet bien précis, à savoir le rapport entre la cruauté, la culpabilité et la civilisation.

Il est à cet égard opportun de rappeler que les deux auteurs sur lequel porte notre mémoire se sont eux-mêmes penchés sur ce problème. Il n’est donc en rien fantasque d’ouvrir la voie à une enquête sur ces deux penseurs en empruntant un tel sentier ; et s’ils ne l’ont par ailleurs pas encore entièrement pavé, ils n’ont cependant pas manqué de l’ouvrir en grande partie et de laisser pour leurs suiveurs de précieuses traces. Ainsi Nietzsche affronte cette problématique dans l’une de ses œuvres cardinales : la Généalogie de la morale ; et Freud, quant à lui, s’attaque au sujet avec brio dans son livre intitulé Malaise dans la culture. Tous deux mettent en avant l’ambivalence des sentiments moraux, dont la culpabilité, en les replaçant dans leur genèse historique ; genèse qui s’opère selon ce processus inéluctable qu’est l’avènement de la civilisation. Aussi est-ce assez justement que Paul-Laurent Assoun écrit dans son livre Freud et Nietzsche : « Chez Nietzsche et chez Freud, le problème de la Kultur reflète le problème central, celui de l’instinct et de sa satisfaction »[18].

[modifier] 2) Pour ces deux auteurs la cruauté semble un effet d’abord naturel (les pulsions, les instincts) qui entre en conflit avec la civilisation et génère la culpabilité

Il faut donc garder en mémoire que ce « problème de la Kultur » n’est pas posé en termes d’une rupture de la nature à la culture, suivant l’opposition classique de l’une et de l’autre. Le problème consiste justement en cela que les instincts et les pulsions naturelles se perpétuent à travers l’organisation culturelle sans plus pouvoir se décharger librement. Maintenant que la civilisation opère sur l’humanité son grand travail de dressage et de domestication, ses instincts doivent avancer masqués mais ils n’ont aucunement été anéantis. Bien au contraire, ils rampent dans l’ombre, ils se dérobent au regard, ils persistent bel et bien, et parfois même, ils signent encore. Parmi ces instincts, il en est un qui continue d’exercer son labeur sous des déguisements toujours plus hypocrites, se parant d’un pharisaïsme mielleux : l’instinct de cruauté. Pour Freud comme pour Nietzsche, la cruauté constitue une pulsion première pour tout être humain, et aucun d’entre nous ne peut jamais s’en défaire parfaitement. C’est un effet naturel du psychisme humain, un aiguillon qui stimule tout un chacun et qui vient se heurter aux barrières que lui impose la civilisation. Interdite par la culture sans être parfaitement défaite par celle-ci, la cruauté va se réorienter, s’intérioriser et générer la culpabilité. Nous abordons ainsi un thème cher à nos deux penseurs : les effets néfastes qu’engendre la civilisation par la répression des instincts.

[modifier] 3) Pour ces deux penseurs, cette culpabilité a des effets néfastes et morbides : le nihilisme pour Nietzsche, la névrose pour Freud

Concernant la cruauté, cette répression a donc pour effet de créer un sentiment nouveau qui est la culpabilité. Du point de vue de nos deux auteurs, cette mutation de la cruauté en culpabilité n’est pas une solution, et elle ne réussit pas à sauver définitivement l’homme des tourments que son penchant pour la cruauté implique. Suivant l’un comme selon l’autre, la culpabilité a des effets néfastes qu’on ne peut négliger. Nietzsche affirmera ainsi qu’elle donne naissance à une maladie de l’humanité des plus coriaces : le nihilisme, effroyable pathologie qui pousse l’être humain au dégoût de soi. Freud, de son côté, lui fera un diagnostic tout aussi peu affriolant, puisqu’elle sera selon lui une des sources de la névrose. Ils s’accorderont tous deux sur l’idée qu’elle fait apparaître une maladie de l’âme spécifiquement humaine par l’intermédiaire de la moralité, cet outil permettant à la culture de domestiquer l’« animal homme ». Aussi est-il tentant de rapprocher la conception nietzschéenne de la moralité avec l’acception freudienne de la névrose, à tel point que l’on pourrait se demander s’ils ne désignent pas la même chose par deux termes différents.

[modifier] 4) La culpabilité est nécessaire et inéluctable

Toutefois, si ce sentiment de culpabilité recèle bien des aspects morbides, il n’en est pas moins probable qu’il constitue un facteur aussi inéluctable que bénéfique à certains aspects. Dans sa seconde topique, Freud en arrive même à exposer l’hypothèse que la culpabilité serait un fait premier, empêchant par-là même toute conviction raisonnable cherchant à s’en débarrasser totalement.

[modifier] 5) Plan du mémoire

Notre réflexion, qui cherchera à mettre en relief les interprétations nietzschéennes et freudiennes des problèmes abordés, portera donc sur le rapport entre culpabilité, cruauté et civilisation. Il est notoire en effet qu’aux vues des sinistres troubles que la morale enfante, l’on est en droit de poser cette dernière comme essentiellement problématique : pourrait-on devenir ce que l’on est sans elle ? faut-il la condamner ou la préserver ? Pour construire ces questions, nous analyserons spécifiquement le statut de ce rapport par le prisme de Nietzsche et Freud.

En vue de cela, nous mettrons tout d’abord la morale en question dans une première partie, en appuyant notre questionnement sur ce qu’elle comporte d’arbitraire et de tyrannique. Nous tâcherons ainsi de montrer en quoi elle s’oppose à l’instinct et aux pulsions en nous basant sur la cruauté, à la suite de quoi nous analyserons pourquoi elle apparaît plus comme un effet pervers de la civilisation que comme une donnée innée.

Une fois cet aspect appréhendé, nous essayerons dans une deuxième partie de mettre directement en lumière les effets néfastes de la morale. Nous expliquerons ainsi quel lien elle entretient avec le sentiment de culpabilité, facteur de névrose chez Freud ou de nihilisme chez Nietzsche. Nous essayerons de présenter de quelle manière elle pervertit les êtres humains, rend malades les individus sains, et enfin comment elle peut constituer le raffinement de la cruauté plus que son contrepoids.

Nous présenterons dans une troisième partie en quoi cette morale est cependant nécessaire à l’homme, en montrant autant que faire se peut que cette nécessité se situe à deux niveaux : nécessaire, elle l’est tout d’abord parce qu’elle est pour la structure psychique humaine une fatalité, mais elle l’est encore pour élever l’homme.

Enfin, nous analyserons dans une dernière partie l’architectonique théorique des deux auteurs dont nous nous serons servis jusque-là. Cela nous permettra d’une part de rentrer plus avant dans le détail de leur théorie, et d’autre part de resserrer les convergences aperçues, autant que de préciser les éventuelles divergences qui auraient pu, faute de cela, nous rester trop floues.

[modifier] I) La morale est problématique

[modifier] A. Sur la cruauté

[modifier] 1) Un instinct[19] d’agression agit en tout homme

En suivant l’opinion de Nietzsche comme celle de Freud, on semble bien obligé d’admettre que l’antienne mainte fois répétée « homo homini lupus »[20] constitue une hypothèse difficile à détruire. Il faut bien avouer que ses militants apparaissent en toute licence à nos yeux quotidiennement, et qu’il faut beaucoup de rigueur rousseauiste pour affirmer sans ciller que l’homme « tempère l’ardeur qu’il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable »[21]. Contre cette assertion d’un romantisme touchant, vibrant de cette délicatesse propre à qui sut confondre la caresse et la fessée, Freud se rangera plutôt dans le camp de Plaute et commentera ainsi l’adage : « L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? »[22] On pourra, à l’issue de cette interrogation, parier que Freud ne sera pas de ceux qui auront cet étonnant courage. Il faudra pareillement s’accorder sur le fait que Nietzsche ne porte que peu de crédit au naturel engouement pour la compassion et la pitié. Dans La généalogie de la morale, il écrit : « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore »[23] ; et il semble donc lui aussi fort pusillanime face à la sagesse de Plaute, sa bravoure n’allant pas jusqu’à la contester. Bien sûr, il est encore temps pour quelque valeureux rousseauiste de répliquer, car s’il est patent que la violence et la destruction habitent aujourd’hui le cœur des hommes et les poussent à maints méfaits que la morale réprouve, ce n’est point preuve irréfragable que dès l’éveil de l’humanité il en fut ainsi. Si la cruauté est un fait que nous côtoyons, il reste à en prouver son intemporalité, il reste à s’assurer qu’elle est bien naturelle, qu’elle a toujours été et sera toujours en l’homme. L’argument rousseauiste proclame en effet que la culture rompit l’harmonie dans laquelle l’homme vivait avec la nature, et qu’elle corrompit son penchant premier, celui par lequel « l’homme à l’état de nature » éprouvait de la pitié pour tous les êtres vivants. Car la pitié « est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion »[24] soutient le Genevois dans son fameux second discours. Si donc il en était ainsi avant que ne surgisse la réflexion, il ne peut plus y avoir qu’une seule explication : c’est que la réflexion cassa l’élégante commisération de l’être humain pour ses pairs. Il se peut donc que la culture ait perverti l’être humain, et que d’un animal bienveillant elle ait fait une bête ivre d’amour-propre, dont l’orgueil terrifiant irait jusqu’aux amphigouris sophistiques pour justifier de sa cruauté. C’est bien évidemment une thèse par laquelle Rousseau ne constitue pas qu’un frêle adversaire, mais dans son assaut il introduit un argumentaire lourd d’implications, et dont les justifications sont complexes. Pour construire sa théorie, ce dernier est en effet forcé d’introduire l’hypothèse d’un état de nature en rupture avec la culture, comme si cette dernière était apparue ex nihilo, dépourvue d’origine et projetée sur le pauvre être humain qui se l’incorporerait alors, acceptant mystérieusement d’aller à l’encontre de son penchant naturel. C’est un point curieux, certes justifiable et argumenté par Rousseau, mais qui n’emporte pas l’adhésion des penseurs auxquels s’intéresse notre mémoire. Car contrairement à l’auteur du Contrat Social, Nietzsche comme Freud considèrent la cruauté comme une volition parfaitement naturelle. Ainsi Freud écrit-il dans Le malaise dans la culture que « Le penchant à l’agression est une prédisposition pulsionnelle originelle et autonome de l’homme »[25]. Il ne s’agit donc pas selon son analyse d’une propension qui naîtrait postérieurement à quelques dispositions innées ; cette agressivité, nous le verrons plus loin, serait plutôt comprimée par la culture que produite par celle-ci et elle y est donc antérieure. Quant à Nietzsche, pour sa part, il y a fort à parier qu’il considère également la cruauté comme un instinct premier, et non un effet dérivé. Glosant sur le sujet dans la Généalogie de la morale, il écrit : « la cruauté était la réjouissance préférée de l’humanité primitive et entrait comme ingrédient dans presque tous ses plaisirs. »[26] Il y donne le sens d’un instinct spontané, et, qui plus est, gratuit et désintéressé. Point donc de retenue dans cet élan destructeur : pour Nietzsche, cette pulsion s’exerçait sans que la culpabilité ne vienne seulement toucher l’esprit de celui qui la pratiquait, elle était un sujet parmi d’autres de la vie quotidienne et ne souffrait point de discrédit au sein de la tribu, il n’était même pas nécessaire de justifier celle-ci par la vengeance. De la même manière, la cruauté prend chez Freud la forme d’une pulsion d’emprise chez l’enfant, qui consiste à faire souffrir, voire à détruire l’autre. Il s’agit alors pour le petit d’homme de s’emparer des objets pour les détruire, comme premier mode de connaissance. Il faut de plus lier ce comportement à cette phase de l’évolution de l’enfant qui, chez ce dernier, est marquée par l’incapacité à compatir, faute d’identification à l’autre. On pourrait d’ailleurs considérer la pulsion d’emprise comme un premier effet de la « volonté de puissance » nietzschéenne, car cette pulsion d’emprise connaît des transformations qui en font quelque chose de plus subtil par la suite, de la même manière que la volonté de puissance ne s’enferme pas dans un rapport de pouvoir sur les choses, mais se déploie dans plusieurs directions, comme ce qui affronte des résistances pour les vaincre. Ainsi n’y a-t-il pas lieu d’aller chercher chez Freud ou chez Nietzsche quelque chose comme cette opposition particulière de la nature et de la culture. Pour l’un comme pour l’autre, l’être humain avec lequel nous passons le plus clair de notre temps est le même que celui des temps primitifs ; la culture apparaît à leurs yeux comme quelque chose de naturel à l’homme. L’influence de cette dernière, son emprise sur l’être humain est certes plus ou moins forte selon les époques, mais il n’est pas nécessaire d’imaginer qu’un jour elle apparut comme surviendrait un accident : « l’homme de l’état de nature », pour ces deux penseurs, serait le même que celui de « l’état de culture », la culture n’étant que le développement logique de la nature. Il faudrait seulement, pour bien comprendre leur position, appréhender l’idée que, de la même manière que l’être humain vêt différemment son corps selon les époques, il habille son âme de parures diverses suivant le passage des siècles. Aussi l’homme nu est-il toujours le même, que l’on observe son corps ou bien son âme, et si l’être humain semble changer, ce n’est que parce qu’il se travestit ; mais sa nature reste toujours active, toujours efficace — que ce soit en bien et en mal — et il faut donc en conclure que la cruauté l’a toujours habitée et que sans doute, elle trouvera toujours en lui un vecteur efficient.

[modifier] 2) C’est donc le mouvement spontané de la vie, or on ne peut vivre sans accompagner la vie

Si donc il en est ainsi de la nature de l’homme que de se comporter avec « méchanceté », que de se réjouir du malheur d’autrui, ne faut-il pas poser la pitié et la retenue dans la violence comme problématique ? La nature de l’être humain consistant à perpétrer des actions cruelles, ne serait-elle pas contre-nature, cette compassion qui nous pousserait à souffrir de la douleur de l’autre, quand la nature nous fit tels que nous puissions nous en réjouir ? Adopter le mouvement spontané de la nature, ne serait-ce pas se laisser glisser en toute licence sur la pente de la méchanceté, cela ne se manifesterait-il pas par le fait d’oser être cruel selon son bon vouloir, d’admettre l’irrémédiable volonté de nuire qui nous habite et de l’effectuer suivant ses facultés franches et premières ; dans l’honnêteté de qui connaît l’authenticité de sa source et descend son fleuve en harmonie avec ses eaux, sans regimber face à l’océan de souffrance qu’elles accumulent ? C’est en tout cas ce qui semble sous-jacent à toute tentative de respect de ses instincts : si la nature nous a donné cette tendance, ne faudrait-il pas s’en arranger harmonieusement, conformément à nos pulsions ? S’y refuser, ne serait-ce pas se vouer à la souffrance la plus assurée en voulant se vivre autre que la nature ne nous fit ? L’on sait que quiconque cherche à affronter son être propre pour le faire autre qu’il n’est, pour le construire selon des critères qui ne l’ont jamais fondé, risque bien de n’encourir que déceptions sans victoires : que l’homme s’ébatte en tout sens et agite ses bras pour s’envoler, il ne lui en poussera pas des ailes ; et s’il place dans l’attente d’un plumage l’espoir de son bonheur, l’on peut lui souhaiter bon malheur et le remettre sans fausses promesses aux chaînes de son délire, son désastre gravé en ses fers. Vers quel horizon se tourner lorsque l’injonction : « connais-toi toi-même », nous a découvert le cœur noir et la cruauté florissante ? Peut-on alors encore s’inventer doux et compatissant, miséricordieux et aimable, toujours égayé par la tolérance des fautes, et chaque fois désolé de croiser la souffrance des autres ? Pour qui connaît la cruauté de son âme, s’en défaire reviendrait à se mutiler, à séparer de soi une part de sa psyché, à renier une partie entière de ce qui le compose. Et faire un sort à celle-ci en jetant sur elle l’imprécation de « part maudite », ce serait comme se jeter d’un bras un mauvais sort à l’autre bras, et condamner à la putréfaction ce membre délaissé, qui sans doute laissera la gangrène s’installer et croître, jusqu’à ce qu’elle finisse par ronger le corps en son entier. Aussi, si le bon philosophe de Genève ne voit pas à quel point le désir de nuire trouve en l’homme un terreau favorable, est-il réellement en position de concevoir quelque harmonie que ce soit avec la nature ? Ne pourrait-on lui imputer la faute d’avoir conçu « l’homme à l’état de nature » tel qu’il le désirait plutôt que tel que des observations honnêtes auraient pu le lui décrire ? Nietzsche lui-même suppose que l’hypothèse de l’homme bon consistait en de l’imagination pure. En postulant ainsi une nature si différente de celle des hommes tels que nous les pensons, tels que Nietzsche et Freud nous les décrivent, Rousseau semble avoir ainsi condamné l’être humain à la souffrance : il lui présente comme constituant sa nature ce que, de toute évidence, il n’était pas, et il lui demande ainsi de ressembler à quelque chose d’autre que lui-même ; il l’enjoint encore à écouter une voix morale en lui-même : une « céleste voix »[27], un « instinct divin »[28] que seuls semblent entendre ceux qui savent « se la raconter ». Mais pour celui qui ne perçoit pas dans l’instant de l’acte la voix de cette morale tapie dans un recoin de l’âme, peut-il, aux discours de Rousseau, ressentir son soi autre que comme celui d’un coquin, comme celui d’un amputé de l’âme n’ayant pas pour le seconder l’appui de ce « juge infaillible du bien et du mal »[29] ? Quel autre avenir alors pour lui que de se sentir inférieur, dépourvu, et anormalement dépossédé de cette faculté magique qui « élève au-dessus des bêtes »[30] : le voilà donc ravalé au rang de la bête par l’imagination de Rousseau. Et que voilà un intrigant résultat obtenu par le doux et révérencieux philosophe de Genève : n’aurait-il pas instillé en l’homme une morale qui ne lui était pas innée ? Ce succès remporté par l’auteur des Confessions est de ceux dont en réalité, la civilisation nous a accoutumé. Il importe donc pour nous de comprendre comment de tels retournements peuvent surgir et faire florès — Rousseau ne nous ayant servi ici que de façon paradigmatique, il n’était qu’un auteur parmi d’autres nous permettant de saisir ce tour de prestidigitation par lequel la morale rencontre la cruauté. Il nous faut désormais nous concentrer sur la genèse de la morale, les causes et les raisons d’être de celle-ci, en gardant pour compagnon de coterie la méthodologie critique qui donna à Freud et Nietzsche de se voir qualifier de « philosophes du soupçon ».[31]

[modifier] B. La condamnation de cette cruauté est un fait de civilisation

[modifier] 1) Toute morale se fonde généralement par des moyens immoraux

Ayant laissé nos pieds s’aventurer sur le versant de l’humanité où s’ébat la cruauté, nous avons goûté des parfums qui pourraient nous laisser indifférents à ceux de la morale, et qui pourraient même bien nous laisser regarder celle-ci comme une curiosité, voire comme une imposture. Notre suspicion à l’égard de la morale, nous pouvons encore la creuser plus profondément en retrouvant les champ de batailles sur lesquels elle a vaincu, l’acculant ainsi à l’infranchissable fossé qui sépare ses moyens de ses fins. La morale en effet, s’impose souvent de manière tyrannique, et pour elle comme pour beaucoup d’autres entreprises humaines, il semble bien que « la fin justifie les moyens ». Ainsi quand elle s’engage à lutter pour son propre compte, elle fait fi de toute moralité, elle s’arrange de tous ses engagements, elle tord sa droiture en tout sens, avec autant de bassesse qu’elle tord le cou de ses adversaires, et elle sait se hisser au plus fort de la cruauté pour qu’aucun tort ne lui soit fait. Elle semble amnésique à ses propres commandements, prend un dieu pour un autre, choisit le fétiche qui l’entiche, invoque Dieu pour un rien, oublie le jour du repos pour un cadavre de plus, sacrifie père et mère, tue pour qu’on ne tue plus, confond l’adultère et être adulte, vole pour qu’on ne vole plus, accuse l’innocent pour falsifier la vérité, et lorgne sur tous les vices jusqu’à les voir comme des biens. Cette morale se révèle ainsi parfaitement amorale : « Preuve : l’absolue immoralité des moyens dans toute l’histoire de la morale. Vue d’ensemble : les valeurs suprêmes antérieures sont un cas spécial de la volonté de puissance ; la morale elle-même est un cas spécial d’immoralité »[32] écrit Nietzsche dans la Volonté de puissance. Comment considérer en effet que la morale — qu’elle provienne des instincts et affects à l’œuvre dans la volonté de puissance, ou qu’elle soit tirée des pulsions du Ça — puisse se fonder autrement que de manière immorale ? Elle n’est, pour qui la scrute depuis son fondement, qu’un autel érigé sur un parterre sans morale, rien que le développement et la mise en acte plus raffinée de pulsions absolument dépourvues de toute considération morale. Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, cite deux textes de la chrétienté montrant bien par quels arguments étincelants de cruauté et d’immoralité ces prêtres veulent convertir leurs ouailles à la morale chrétienne[33]. Il cite ainsi Saint Thomas d’Aquin qui écrit : « Beati in regno cœlesti, videbunt pœnas damnatorum, ut beatitudo illis magis complaceat ».[34]La volonté de puissance, ce « principe premier » : « il n’y a pas de phénomènes moraux, mais une interprétation morale de ces phénomènes. Cette interprétation elle-même n’est pas d’origine morale »[35]. Dès lors, la sauvagerie révélée de ces sages âmes de charité peut-elle nous faire oublier l’incroyable tartuferie de ces imprécateurs ? Et ainsi, n’est-on pas porté à croire que ce qu’ils appellent des « vérités éternelles » n’est qu’une interprétation maquillée d’un phénomène auquel, en dernier regard, il faut consigner la sous-jacente amoralité ? Aussi est-on amené à suivre Nietzsche lorsqu’il se fixe, dans

Nous voyons ainsi déjà en quoi la morale perd beaucoup de sa crédibilité : elle qui se prétend si souvent inconditionnelle, elle use de bien des détours pour devenir elle-même. Nous allons encore avancer sur ce questionnement, en mettant maintenant en avant comment elle peut apparaître artificielle, puisque construite. Effectivement, si nous partons du postulat selon lequel la cruauté est un instinct inné qui sévit en tout être humain, nous ne pouvons considérer la morale que comme secondaire, comme une réaction vis-à-vis de l’action cruelle. En prenant en considération le Ça freudien, comme la volonté de puissance nietzschéenne, nous sommes enclins à admettre que nous avons là des concepts d’où la morale semble primitivement exclue ; plusieurs indices nous donneront cette prime impression, même s’il nous sera donné par la suite l’occasion de nuancer notre propos.

[modifier] 2) Toute morale est construite

Cela étant posé, nous ne pouvons tout de même pas nier la présence de la morale dont les injonctions sont rappelées partout à notre conscience, de la même manière qu’elle semble s’être incrustée dans notre inconscient d’une façon ineffaçable. Si la morale est en même temps partout et secondaire, nous pouvons donc faire l’hypothèse qu’elle est nécessairement construite, et nous rejoindrions ainsi la théorisation que Nietzsche met en œuvre dans La généalogie de la morale. Ce dernier, dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, un de ses premiers ouvrages (1873), s’exprimait déjà ainsi sur le sujet de la vérité : « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphore, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées, et ornées par la poésie et la rhétorique, et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont. »[36]a priori et inconditionnelle, de la même manière que la vérité elle-même. Alors, s’appuyer pour fonder son action sur un tel guide, c’est nier le caractère interprétatif de la vie, inhérent à l’existence comprise comme volonté de puissance, c’est affirmer sans coup férir l’unicité de valeurs qui, si on les considère dans leur mode d’apparition, ne sont en réalité que des produits de circonstances particulières. Il y aurait quasiment lieu d’établir ici le relativisme absolu de toute morale. Nous verrons qu’il n’en sera pas ainsi, puisque Nietzsche, à travers sa théorisation de la « morale d’esclave » et de la « morale de maître » instaure une hiérarchie des morales. Quoi qu’il en soit sur ce point, il nous sied de maintenir que l’universel, l’a priori et l’inconditionné sont des caractéristiques tout droit sorties des critères de rationalité déterminés par la recherche idéaliste de la vérité ; or c’est bien plutôt l’irrationnel qui fonde la morale, puis la raison, son alliée, qui cherche ensuite à justifier à tout prix cette morale et à l’imposer aux autres. Aussi la morale telle que Nietzsche entend la critiquer est cette morale qu’on qualifierait de « morale en soi », c’est-à-dire une morale qui prétendrait être « vraie », selon les caractéristiques prêtées à la vérité par la métaphysique traditionnelle. Or la morale n’est jamais rationnelle d’elle-même, elle ne parvient qu’à tromper la raison, et elle réussit à faire croire à cette raison qu’elles sont l’une et l’autre liées, que l’intellect permet de retrouver en son cœur le cheminement de la morale. Si « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont », alors c’est bien l’apparence, l’irrationnel qui fondent celles-ci, et cet irrationnel nous décrira Nietzsche, ce sont les conditions d’existence d’un être : conditions individuelles, impossible à universaliser pour toute l’humanité. Ce n’est pas en sa raison rationnelle qu’on trouve les termes de la morale, mais par l’intermédiaire de la rationalité qu’on fait mine de justifier sa propre morale. Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche écrit : « Pour expliquer comment au juste se sont constituées les affirmations métaphysiques les plus poussées d’un philosophe, il est bon (et prudent) de toujours commencer par se demander : à quelle morale veut-on (veut-il-) en venir ? »[37]. Ainsi semble-t-il que la démonstration d’une morale ressemble toujours à la superposition a posteriori d’arguments fallacieux visant à sauvegarder sa propre morale. Patrick Wotling, dans son livre Nietzsche et le problème de la civilisation, suggère à ce propos que, suivant Nietzsche, la morale ainsi rationalisée ressemblerait à une faute philologique, une mauvaise lecture du texte de la nature, une interprétation pervertie des données offertes par le vivant. Le procédé alors à l’œuvre serait celui du palimpseste, par lequel un interprète efface et recouvre le texte premier par son discours propre. Il écrit que : « l’interprétation moralisante de la moralité tend à ajouter un texte second porteur de déterminations idéalistes au texte originel »[38] et il cite pour appuyer son assertion un passage du neuvième paragraphe d’Aurore où Nietzsche s’exprime en ces termes : « la moralité n'est pas autre chose (donc, avant tout, pas plus) que l'obéissance aux mœurs, quel que soit le genre de celles-ci »[39]. Mais les mœurs répondent à un processus d’imposition, elles ne découlent pas d’une loi rigide lue dans le texte de la nature, elles sont issues de l’arbitraire de la classe dominante, nous ne les retrouvons pas dans l’écoute d’une voix intérieure, ni dans la reconstruction rationnelle. Le grand génie de l’être humain, son génie inconscient, c’est de parvenir au grand déni : niant en bloc qu’il inventât ses valeurs, il parvint à soutenir qu’il les découvrit dans l’ordre des choses. Ainsi qu’on peut le lire dans La volonté de puissance : « Sa plus grande abnégation, jusqu’à présent, a été, lorsqu’il admirait ou adorait, de savoir se dissimuler qu’il avait créé lui-même ce qu’il admirait »[40]. Dans ce même ouvrage, Nietzsche expose ainsi son point de vue sur la morale : « J’appelle « morale » un système de jugements de valeur qui est en relation avec les conditions d’existence d’un être »[41]. Aussi les morales dépendent-elles des êtres qui les posent, tous n’exigeant pas les mêmes conditions pour exister, tous ne parvenant pas aux même morales, et ainsi les morales varient-elles de l’un à l’autre. « Les morales ne sont rien d’autre qu’un langage figuré des affects »[42] écrit-il encore dans Par-delà bien et mal ; elles ne renvoient donc pas à un sentiment d’universel comme voudraient nous le faire croire les interprétations moralisantes de celles-ci. Car l’affect chez Nietzsche est bien plutôt proche de la transformation des rapports de force, du mouvement de la volonté de puissance que de la structure roide et gainée d’une loi positive, universelle et fiable. Freud en arrivera également à un résultat assez similaire : dans sa théorie, l’on peut assimiler la moralité d’un individu avec l’instance psychique qu’il qualifie de Surmoi ; or, cette dernière n’existe pas dans son entièreté à l’état natif. Chez l’individu dans lequel elle agit, elle a suivi une élaboration, un long cheminement qui se mène par attaches affectives. Dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, on apprend que le Surmoi se forme « par intériorisation des exigences et des interdits parentaux »[43]. Il est donc soumis aux fluctuations des désirs des géniteurs, qui sont eux-mêmes porteurs de valeurs morales ainsi construites. Il y aurait donc un héritage de ces valeurs, elles seraient transmises par les liens affectifs, et cependant soumises à des conjonctures de toutes sortes. Ce que l’enfant considérera comme « bien » ou « mal », ne sera d’abord que ce que ses parents lui présenteront comme tel. Et d’une manière assez semblable, Nietzsche considère qu’il existe un héritage moral qui s’effectue par une sorte de servitude volontaire ; en effet, nous nous complaisons par habitude et par paresse à reproduire des actions et des modes de pensées qui ne nous appartiennent pas en propre, que nos ancêtres ou notre milieu ont en quelque sorte choisis pour nous. Il ajoute également que l’on hérite des jugements de valeur de ses parents, dont l’emprise sur l’individu lui apparaît bien plus forte que l’éducation. À cet égard, il écrit dans Par-delà bien et mal : « À supposer que l’on connaisse quelque chose des parents, il est permis d’en inférer quelque chose pour l’enfant »[44]. Et c’est suivant ces critères que peut se former ce qu’il appelle dans le Gai Savoir « l’idiosyncrasie du goût ». Cette idiosyncrasie consistant dans le fait de posséder un étalon de valeur singulier : c’est ce qu’un individu a de plus personnel, de plus singulier, de plus intime, sa « nature » propre ; mais dans le même temps, elle dépend étroitement de la lignée à laquelle il appartient. Il n’est certes pas opportun ici de nous engager sur une discussion concernant le statut de la vérité chez Nietzsche, tant le sujet est vaste et complexe, mais nous pouvons cependant retirer un argument de cette citation ; car si l’on se risque à affirmer de telles assertions sur la vérité, il convient également de les appliquer aux vérités morales. Nous pouvons donc en première approche faire la supposition que Nietzsche ne croit pas à une morale en soi, car pour Nietzsche, l’interprétation morale de l’existence est une interprétation qui se pose comme vérité : toute véritable morale se prétendant à la fois universelle,

Nous voyons donc bien dès lors que la morale ne peut correspondre à un mouvement spontané de l’individu, qu’elle est de toute évidence une construction. Il reste cependant indéniable que cette construction comporte chez l’être humain quelque chose d’universel, quelque chose d’universel non pas dans le fait que tous les hommes s’accorderont sur ce qu’il faut baptiser du titre de « bien » et de « mal », mais dans le fait que tous les hommes semblent développer ou adopter une morale quelconque. L’on pourrait ainsi croire que la morale serait à la fois « fatale » et « relative », ce qui nous amène à nous poser cette question : pourquoi et sur quels critères la morale s’impose-t-elle ?

[modifier] 3) La morale sert à la vie en communauté, ce qui implique de brider l’individu

Ici, Nietzsche nous a déjà donné une partie de la réponse quand il affirme qu’une morale est « un système de jugements de valeur qui est en relation avec les conditions d’existence d’un être  »[45]. S’il s’agit de « conditions d’existence », il faudrait considérer la morale comme une prolongation de l’utilitarisme, et cela en une forme affinée par des années de tentatives empiriques qui aboutiraient alors à ce qu’on pourrait appeler un « intérêt mal compris ». On mettrait en place un « système de jugement de valeur » non pas parce que ce système serait vrai de toute éternité, mais parce qu’il nous permettrait d’affirmer nos conditions d’existence. Là où une différence notable serait à souligner par rapport à l’utilitarisme, et qui marquerait sa grande distinction d’un utilitarisme classique, c’est que la morale se prétend irrationnelle, et ainsi ne découle-t-elle pas d’un calcul. Si Kant nous montre que l’on peut la retrouver par le bon usage des catégories de la raison, il ne veut par là que prouver l’existence de la morale, et il ne considère pas qu’un tel cheminement soit indispensable pour éprouver un sentiment moral ; il la fonde, mais ne la découvre pas, elle se découvre — paraît-il —, à tout un chacun qui veut bien l’entendre. Aussi la morale n’est-elle pas seulement un calcul d’intérêt, mais l’effet d’une force intéressée qui s’impose à nous, et de ce fait, cette morale n’est pas seulement « mal comprise », mais qui plus est, elle est « inconsciente ». C’est l’irrationnel en nous qui a trouvé sans nous poser la question ce qui correspondait à ses exigences vitales, et qui s’impose ainsi à notre conscience avec évidence, comme un « instinct divin »[46]. Si donc une morale peut être partagée et étendue à un nombre important d’êtres humains, ce n’est pas parce qu’elle est universelle, mais parce que les êtres humains ayant des caractéristiques communes, leurs conditions d’existences présentent des similarités. On pourrait considérer qu’il existe autant de morales que d’êtres humains, mais dans les faits, la morale imposée par la classe dominante trouve écho dans les éléments dominés parce qu’elle leur « convient », elle satisfait à leur « condition d’existence », et pour peu qu’ils soient faibles et paresseux, elle y satisfait d’autant plus qu’il est plus facile d’adopter une morale que de s’en constituer une propre. Nietzsche décrit le phénomène en le rapportant à la notion d’interprétation dans Aurore : « Il faut ramener toutes nos actions à des façons d’apprécier ; toutes nos appréciations de valeur nous sont propres ou bien elles sont acquises. — Ces dernières sont les plus nombreuses. Pourquoi les adoptons-nous ? Par crainte : c'est-à-dire que notre prudence nous conseille d’avoir l’air de les prendre pour nôtres — et nous nous habituons à cette idée, en sorte qu'elle finit par devenir notre seconde nature. Avoir une appréciation personnelle : cela ne veut-il pas dire mesurer une chose d'après le plaisir ou le déplaisir qu’elle nous cause, à nous et à personne autre, — mais c'est là quelque chose d'extrêmement rare ! Il faudra du moins que l’appréciation que nous portons sur autrui et qui nous pousse à nous servir, dans la plupart des cas, de ses appréciations, parte de nous et soit notre propre motif déterminant. Mais ces déterminations nous les créons pendant notre enfance et rarement nous changeons d'avis à leur sujet ; nous demeurons le plus souvent, durant toute notre vie, dupes de jugements enfantins auxquels nous nous sommes habitués, et cela dans la façon dont nous jugeons nos prochains (leur esprit, leur rang, leur moralité, leur caractère, ce qu'ils ont de louable et de blâmable) et nous croyons obligés de rendre hommage à leurs appréciations »[47]. On peut donc considérer que cette répression des instincts n’est pas un fait extérieur, mais un processus immanent à la nature même des instincts, ce qui, nous insisterons ici, disqualifie toute anthropologie créant une dichotomie entre nature et culture. Ce sont cependant là des choses que nous avons déjà plus ou moins abordées. Ce que cette nuance nous apporte de plus, c’est que nous pouvons concevoir à partir de là le lien qui se tisse entre communauté et morale. Les êtres « faibles », ainsi que Nietzsche les qualifie, sont en effet par excellence dépendants du « troupeau », ils ressentent comme un appel l’instinct grégaire, et ils ont ainsi besoin, comme d’une véritable condition d’existence, comme d’une amarre solide dans la vie qui les bouscule, d’un nivellement de la morale à leur niveau qui permette d’opérer un nivellement de toutes les personnalités à leur propre étage de faiblesse. De la sorte, s’impose une morale émolliente, qui favorise la vie sociale au détriment de la vie individuelle, qui glorifie le « troupeau » contre le loup solitaire, et qui enfin, exige du loup qu’il se fasse agneau, pour qu’il ne blesse plus leur orgueil par sa différence, et qu’il devienne inoffensif. La morale sert ainsi à prendre le dessus sur le danger que représente l’individualisme, c’est tout d’abord une peur du danger que représente celui qu’on ne maîtrise pas, qui ne répond à aucune règle connue. Il s’agit donc pour la morale d’imposer une règle à l’individu, de l’intégrer à un tout connu, car celui dont les comportements ne sont pas prévisibles fait peur : « la crainte est la mère de la morale »[48], écrit Nietzsche dans Par-delà bien et mal, et ainsi, comme Nietzsche le décrit dans Aurore, la morale ressemble à un « lit de Procuste de la vertu »[49] qui ramène tout individu aux dimensions préconisées par le « troupeau ». C’est ici que surgit pour la première fois dans notre analyse un thème cher à Freud comme à Nietzsche : celui de la répression des instincts. Car cette morale doit en premier lieu permettre la vie en communauté, et cette vie en communauté implique des exigences : elle exige de chacun qu’il sacrifie une part de ses pulsions agressives pour ne pas semer l’anomie sur le terreau social. Ainsi, la morale telle qu’elle s’impose à nous par l’intermédiaire des autres, pourrait se définir comme ce qui limite les pulsions naturelles et individuelles des êtres humains pour servir la communauté. Elle deviendrait alors quelque chose que la société nous impose pour nous brider, quelque chose qui s’inscrit en notre conscience et notre inconscient malgré nous, par l’influence de la masse, et qui chercherait à nous modeler, quitte à nous mutiler, de manière à ce que nous devenions compatibles avec la communauté et utilisables par elle. La morale ainsi considérée correspondrait à celle que Nietzsche qualifie de « morale d’esclave », et qui se développe d’après lui en occident sous les travers de la morale chrétienne. Cette morale-là aspire à la délicatesse, au convenu comme au convenable, et elle ne veut plus qu’on sache faire société que dans la « bonne société ». Il lui faut des gentilshommes, mais ce qu’elle veut de gentil dans ces hommes, c’est qu’ils pensent bien, c’est-à-dire qu’ils soient bien-pensants, qu’ils ne fassent pas de bruits et que leur générosité jamais ne remette rien en cause. Point de singularités et plus d’individus : juste une norme où l’on s’entendra à devenir normal par le biais d’une originalité normée, en suivant des modes que la société modèle. Un agneau aura des bouclettes et un autre n’en aura pas, l’un sera brun et l’autre beige, mais tous seront agneaux — c’est tout ce qui importe, pourvu qu’ils broutent en ronds et que le lainage soit doux. Ainsi cette morale devra-t-elle travailler à amollir les pulsions individualistes à l’œuvre dans l’instinct humain, et c’est pourquoi elle instaurera dans le cœur des hommes la pitié et la compassion, sans quoi les êtres humains, incapables de calculer leur intérêt rationnellement, se livreraient sans cesse à la guerre de « tous contre tous » que Hobbes nous décrit comme hypothèse de son « état de nature »[50]. De la sorte, nous sommes en devoir de reconnaître que l’être humain doit posséder des dispositions bien particulières pour qu’il puisse ainsi tolérer d’abandonner une part de ses instincts antisociaux. En effet, s’il n’est pas en mesure d’y trouver rationnellement son compte, si ses calculs intéressés ne peuvent infléchir ses instincts, et si pourtant, il parvient ainsi à les réfréner, ce doit être parce que ces instincts possèdent une caractéristique bien singulière qui leur permette une telle compression. Cette caractéristique exceptionnelle qui transforme ainsi les pulsions humaines consiste en ce que l’on pourrait appeler une plasticité des pulsions. Elle est clairement exprimée aussi bien par Freud que par Nietzsche. Ces pulsions et ces instincts, qui forment le fond de l’inconscient, peuvent se réorienter et changer de buts : ainsi, sous l’effet de la morale, la cruauté change-t-elle d’objectif, elle se sépare des objets qu’elle voulait primitivement agresser, et en adopte d’autres, sous d’autres formes, et selon d’autres modes. Ces nouveaux objets investis sont considérés au regard de la morale comme socialement et culturellement plus valorisants. C’est ce que Freud appelle la « sublimation », et qu’on retrouve chez Nietzsche sous cette appellation. Chez Freud, le Ça constitue le réservoir d’énergie psychique chaotique et inconsciente d’où émanent ces pulsions. Cette énergie est principalement sexuelle et il utilise pour la qualifier le terme de « libido ». Il est remarquable à cet égard que Nietzsche lui aussi, ait perçu que la sexualité pouvait constituer la matière première de la sublimation : dans Par-delà bien et mal, on peut lire la phrase suivante : « dans un être humain, le degré et la nature de la sexualité se répercutent jusque dans les plus hautes régions de l’esprit »[51], toutefois, Nietzsche ne dérive pas totalement les instincts de la sexualité, qui constitue un instinct parmi d’autres. Quoi qu’il en soit sur ce point précis, les deux auteurs conçoivent une théorie assez proche de la sublimation : une pulsion née dans le fond inconscient de l’être humain cherche à s’assouvir, elle se trouve interdite par la morale, refoulée, et doit donc trouver un autre moyen de s’exprimer. Nietzsche considère alors qu’il y a « spiritualisation » : processus qu’on peut assimiler à la sublimation, et qui consiste pour une pulsion à effectuer son alliance avec l’« esprit », c’est-à-dire à déplacer sa satisfaction et à l’obtenir sur un mode plus subtil. Ainsi la pulsion ne s’exprime pas dans l’immédiateté, elle renonce à sa satisfaction directe, elle opère un détour par l’« esprit » pour parvenir à ses fins, elle se travestit de manière à passer outre la censure morale et devient à la fois plus profonde et plus éthérée. C’est en cela que consistent chez Freud comme chez Nietzsche les œuvres de culture. La culture aux yeux de ces penseurs ne constitue dont pas un dépassement de l’état animal de l’être humain, qui par une sorte de divination astrolâtre atteint soudainement le monde des sphères célestes. Les valeurs dites supérieures sont bel et bien puisées dans ce que l’homme a de vicieux, et les plus grandes qualités humaines sont faites de la même étoffe que les vices, car dans son aspect premier, l’homme n’est pas « bon » : « le Ça est tout à fait amoral »[52]le Moi et le Ça. La culture, plus généralement, se compose de résidus des pulsions non assouvies directement et qui réussissent à se sublimer, et c’est pourquoi l’on peut lire cette phrase dans la correspondance entre Freud et Fliess : « « La « sainteté » est ce qui incite les humains à sacrifier, dans l’intérêt d’une plus grande communauté, une partie de leur liberté sexuelle perverse »[53]. De cette manière, ce qui chez un individu apparaissait comme « mal » pour la communauté, peut désormais se transformer en un « bien ». Un comportement comme la pitié sera d’ailleurs interprété par les deux penseurs comme issu de tendances sadiques originelles, l’exemple le plus typique en étant pour eux la personnalité ascétique, qui, selon les deux points de vue, passe sa vie à lutter contre ses pulsions. La psychanalyse de Freud fait également se rejoindre « pulsion d’emprise » et « pulsion de savoir ». Selon lui, la pulsion d’emprise est le premier mode de connaissance d’un être humain, elle correspond au stade du développement d’un enfant durant lequel ce dernier porte tout à sa bouche : casser ou dévorer serait un comportement par lequel il fait sien le monde en le comprenant primitivement. Cette attitude ne pouvant convenir à la vie en communauté, l’on apprend à l’enfant à ne pas agir ainsi en toute circonstance. Sa pulsion empêchée, elle se sublimera en « pulsion de connaissance », et servira la société en lui apportant l’avancement intellectuel dont celle-ci lui sera redevable. Sur cet aspect de la connaissance, Nietzsche aura une théorie très similaire, puisqu’il fait dériver le besoin de connaissance de l’instinct de cruauté, ce qui amène Wotling à écrire que pour le philosophe : « la cruauté désigne la modalité du processus d’interprétation mis en œuvre pour assurer la maîtrise d’un phénomène, quelle que soit sa nature »[54]. Les exemples de dérivations de pulsions de ce type sont nombreux — et pour cause, puisque c’est ainsi, et uniquement ainsi, que se constitue la culture, qui apparaît concomitamment à la vie en communauté. La vie en communauté et la culture, en effet, se fondent toutes deux sur le renoncement pulsionnel et la domestication de « l’animal homme », aussi sont-elles presque synonymes. Nietzsche comme Freud constatent que le travail est un instrument en vue de la confection de la culture : « Toute culture repose sur la contrainte au travail et le renoncement pulsionnel »[55] écrit le psychanalyste dans L’avenir d’une illusion. Quant à Nietzsche, il en donne à la fois une définition qui rappelle celle de Freud, mais y ajoute une condamnation sans concession, s’attaquant à ce qu’il appelle le « travail machinal », ainsi dans Aurore il écrit : « Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d'un intérêt général : la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail — c'est-à-dire de cette dure activité du matin au soir — que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l'on travaille sans cesse durement, jouira d'une plus grande sécurité : et c'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême. — Et voici (ô épouvante !) que c'est justement le « travailleur » qui est devenu dangereux ! Les « individus dangereux » fourmillent ! Et derrière eux il y a le danger des dangers — l'individuum ! »[56] On constate donc bien à quel point la communauté se nourrit de la chair de l’individu, qu’elle bride, dépèce et dépossède pour son propre rendement. On remarquera par ailleurs que la société, tirant sa richesse des pulsions des individus, exercera un contrôle moral d’autant plus puissant que l’interdit sur lequel elle sera fondée proviendra d’un désir véhément. Cette assertion nous éclaire ainsi sur l’emprise de la religion, suivant Freud qui écrit dans L’avenir d’une illusion : « Celles-ci [les représentations religieuses], qui se donnent comme des dogmes, ne sont pas des précipités de l’expérience ou des résultats ultimes de la pensée, ce sont des illusions, accomplissements des souhaits les plus anciens, les plus forts et les plus pressants de l’humanité ; le secret de leur force, c’est la force de ces souhaits »[57]. De tout cela, il ressort que l’homme libre apparaît forcément comme en opposition avec la culture. Dans Le malaise dans la culture, Freud montre à quel point les aspirations à la liberté constituent une revendication originaire de l’homme libre contre la culture, si bien qu’on peut se demander s’il n’y aurait pas que des révoltes qui soient anti-culturelles, même quand elles se font au nom de la justice. Aussi peut-on lire dans cet ouvrage : « La liberté individuelle n’est pas un bien de culture. C’est avant toute culture qu’elle était la plus grande, mais alors le plus souvent sans valeur, parce que l’individu était à peine en état de la défendre. Du fait du développement de la culture, elle connaît des restrictions et la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne »[58]. Le travail culturel, qui va de pair avec l’accroissement de la vie en communauté, est donc rendu très efficace par le modèle religieux, qui donne à tout un chacun une morale prétendument universelle et l’impose par le poids d’une autorité sacrée ; elle refoule un maximum de pulsions parce qu’elle donne aux individus l’illusion d’un infini accomplissement. Si le travail et la religion font partie des modes de répressions les plus élémentaires, il en existe un qui dispose d’un statut particulier chez Nietzsche et Freud, et qui représente pour eux la sublimation la plus réussie : il s’agit de l’activité artistique. Ainsi pour Nietzsche, l’art est un résultat de l’instinct, un simulacre de la volonté de puissance. Au lieu de s’opposer radicalement aux pulsions comme beaucoup de penseurs le conçoivent, recréant dans ce domaine l’opposition entre nature et culture, Nietzsche conçoit l’art comme forme supérieure des instincts devenus créateurs, aboutissement de la spiritualisation obtenue par les entraves de la répression. Dans La généalogie de la morale, il conteste son ancien maître à penser : « Ainsi la sensualité ne serait pas supprimée dès que se manifeste la condition esthétique, comme c’était l’opinion de Schopenhauer, mais seulement transfigurée de manière à ne plus apparaître dans la conscience comme excitation sexuelle ». L’activité artistique n’a donc rien d’une « opération désintéressée » ainsi que Kant voudrait nous la figurer, lui qui décrit l’art avec un grand dégoût pour la sensibilité. Le « grand Chinois de Königsberg »[59], pour reprendre l’expression de Nietzsche, aspire à faire de l’art quelque chose d’objectif, jugeant cette pratique à l’aune des critères « qui font l’honneur de la connaissance : l’impersonnalité et l’universalité »[60], mais il fait bien apparaître par-là à quel point il s’est inféodé à l’idole baptisée « vérité », et comment il instille sa morale négatrice du plaisir et du bonheur jusque dans l’activité reine des sens, celle qui existe « afin que la vérité ne nous tue pas »[61]. C’est pourquoi, d’après Nietzsche, Kant ne peut comprendre l’art : « "Le beau, dit Kant, c’est ce qui plaît de façon désintéressée." Sans intérêt ! À cette définition comparez cette autre qui vient d’un vrai « spectateur » et d’un artiste, Stendhal, qui appelle une fois la beauté une promesse de bonheur »[62] écrit Nietzsche dans La généalogie de la morale. Car l’art est tout le contraire d’une « opération désintéressée », c’est l’activité qui permet par excellence d’opérer un compromis avec la réalité, d’investir son énergie refoulée dans le monde de la fantaisie et de l’apparence, et de devenir ainsi créateur. Pour Freud pareillement, l’art est un compromis avec la réalité, c’est autant un mode de satisfaction des pulsions qu’une vertu culturelle, c’est en quelque sorte une sublimation pour l’élite, une réorientation de la libido qui n’est accessible qu’au petit nombre de ceux qui disposent d’une intelligence plus élevée et qui peuvent se hausser à un degré supérieur de culture. écrit Freud dans

Ainsi les morales apparaissent donc comme des constructions sociales dont les fondations sont à chercher dans une pulsion tyrannique qui tend à s’imposer aux autres, elles ne sont pas gravées de toute éternité dans les lois de la raison, pas plus qu’inscrites de la même plume dans le cœur de tous les êtres humains. Freud et Nietzsche s’accorderont tous deux à voir en la morale un fait de civilisation, qui combine un certain atavisme psychique et une forme d’utilitarisme complexe, mélangeant « conditions d’existences », dimension affective, destin et répression des pulsions. Aussi devient-il plus difficile d’accorder une foi sans borne aux valeurs de la morale, qui se montre alors sous un jour plus mitigé, presque en contre-jour ; et ainsi est-il tentant de ranger la culpabilité dans ces sortes de condamnations qui pourraient ne pas être, et qui ne sont que parce qu’une morale particulière les a imposées. Car s’il n’y a pas de morale universelle, si elle est construite, c’est donc que la morale varie d’un lieu à l’autre, d’une époque à une autre, et alors, pourquoi croire que celle qui agit sur nous est celle des justes et non des trompeurs ?

[modifier] 4) La relativité de la morale

« Vérité au-deça des Pyréneés, erreur au-delà »[63], écrivait Pascal dans ses Pensées, soulignant par cet aphorisme la contingence de nos croyances, et mettant ainsi en pleine lumière la futilité de nos « vérités » comme de nos « erreurs ». S’il lançait ainsi le discrédit sur la coutume, il nous est de notre côté aisé de faire le rapprochement avec la morale, qui, comme nous l’avons vu, est à l’exemple de la coutume une construction sociale. Nous avons déjà cité cette assertion de Nietzsche tirée de Aurore : « la moralité n'est pas autre chose (donc, avant tout, pas plus) que l'obéissance aux mœurs, quel que soit le genre de celles-ci »[64], et ainsi pouvons-nous associer coutume avec moralité. Dès lors comment pouvons-nous, ayant constaté le relativisme de ces mœurs, accorder une importance plus grande à une coutume qu’à une autre ? Pourquoi même prêter quelque primauté à la morale qui est la nôtre, puisqu’elle peut être le fruit d’une obéissance aveugle à une instance nous dominant ? Il semble y avoir autant de morales que de formes de vie en communauté, et pourquoi supporterait-on celle dans laquelle nous sommes nés plutôt que celle d’une autre société ? Le nombre infini de morales diverses donne à écouter le chant du relativisme le plus absolu, qui suspend tout jugement et nous plonge dans un scepticisme voué à l’inactivité. Il semblerait ainsi que rien ne vaille plus la peine d’être défendu, et que dans notre incroyance ne prévale plus que l’hédonisme le plus absurde, dépossédé de toute aspiration morale. Nous aurions finalement basculé dans le nihilisme, en allant jusqu’à regretter que notre nature soit telle que nous ne puissions pas stationner à l’état primitif dans lequel, à certains égards, nous connaîtrions une certaine jouissance : celle d’être des simples d’esprits sans vertu et sans mémoire. Constatant que toute croyance est de toute nécessité erronée, il serait tentant de ne plus croire en rien, d’aspirer définitivement à la suppression de tout vouloir, aucune aspiration n’étant plus légitimée. Ou peut-être voudrait-on revenir à notre animalité la plus brute, sans ces détours complexes de la sublimation et se laisser transpercer sans plus résister par les danses de Dionysos, ce qui reviendrait — pour le dire simplement — à débrider nos instincts, et pourquoi pas dans le cas qui nous intéresse, à relâcher notre cruauté en liberté, même si cela devait être parfaitement anti-culturel.

Nous avons donc découvert, avec l’aide de Nietzsche et de Freud, à quel point ce que nous avons l’habitude de qualifier de « morale » est controuvé, au faîte de quel sommet de supercheries celle-ci se hisse pour nous amener à croire en elle et à l’aide de quels dévoiements elle nous pousse à nous départir de nos souhaits premiers les plus véhéments. Ainsi nous inspire-t-elle le scepticisme le plus complet, car elle n’est, au regard de l’individu, qu’un asservissement et une dépossession de son énergie la plus vive au profit de la communauté. Stirner, que Nietzsche avait parcouru[65], en était à peu près arrivé au même stade de réflexion lorsqu’il écrivait : « Ma cause, dites-vous, devrait au moins être la "bonne cause" ? Qu'est-ce qui est bon, qu'est-ce qui est mauvais ? Je suis moi-même ma cause, et je ne suis ni bon ni mauvais, ce ne sont là pour moi que des mots »[66]. Et de fait, quiconque pose son individualité comme unique jalon permettant de mesurer la valeur de la vie, ne peut plus se heurter qu’à l’inanité d’un vocable légué par ses ancêtres, entraîné par ses comparses et enroué par son dialogue intérieur. Toutefois, l’on pourrait éclaircir le noir tableau dépeint ici en alléguant que l’homme étant par nature un « animal politique »[67], son épanouissement le plus complet ne peut s’effectuer qu’alors que la vie sociale lui a appris la tempérance et cette retenue que seule une vertu dictée par la vie en communauté peut lui inculquer. Ce sont sur ces arguments que s’appuient tous ceux qui invitent l’individu à sacrifier une part de son Moi égoïste au profit de la culture : ils arguent que ce sacrifice consiste à faire de l’abandon de ses pulsions une noble tâche de reconversion, et que là est la seule panacée muant l’irritable ego en un heureux partisan du bien commun. Pour l’homme, soutiennent-ils, il n’y a de bien que dans le bien commun, et il n’y de bonheur que dans la culture, alors il ne reste plus qu’à bénir cette porte ouverte qu’est celle de la civilisation, s’y engouffrer et adhérer aux joies consensuelles comme on « adhère au parti ». Et puis finalement, quand bien même la morale serait toujours fausse, quand bien même il n’y aurait pas de morale juste en soi : cela ne nous importe que trop peu. Un pragmatisme conséquent nous apprendra que le dessein de la morale est l’épanouissement de l’être humain, et non sa réalisation dans et avec la vérité. Pourquoi toujours chercher le vrai ? Nietzsche lui-même n’en fut pas idolâtre, alors, ce qui est prépondérant, ne serait-ce pas plutôt de parvenir à s’accomplir dans toute sa finitude, de « devenir soi-même » quel que soit le moyen utilisé à cette fin ? Aussi la morale pourrait-elle être un outil rusé et efficace, et ainsi pourrions-nous rejoindre le cortège des moralistes socialisants. Cela, assurément, ferait un bien beau parti pour notre existence s’il en allait ainsi. Cependant, si les laudateurs de la vie en communauté nous apprennent à jouir dans la cohorte concitoyenne, ils n’arrivent que rarement à nous faire accéder au bonheur véritable. Tout au plus mettent-ils au jour la part profondément tragique de l’être humain, qui est de ne pouvoir vivre sans ses pairs sous peine de mourir, mais de ne pouvoir jouir avec ses pairs sous peine de dépérir. Car il convient bien de consigner désormais une triste vérité qui darde son appareillage de mélancolie à travers les analyses que nous avons jusqu’ici poussées : l’individu ne se réalise jamais totalement dans la vie en communauté, pas plus que la vie en communauté ne parfait totalement l’individu, et la morale semble bien avoir des effets profondément néfastes sur l’être humain.

Nous allons désormais les mettre au jour, en essayant de mettre de côté nos penchants « humain trop humain », car : « Une physio-psychologie digne de ce nom entre forcément en lutte contre des résistances inconscientes dans le cœur du chercheur ; elle a le « cœur » contre elle. Une théorie qui affirme l’interdépendance des « bons » et des « mauvais » instincts suffit à troubler une conscience même vigoureuse et courageuse, car elle y perçoit une subtile immoralité ; à plus forte raison une théorie qui fait naître les bons instincts des mauvais »[68], ainsi que l’écrivait Nietzsche dans Par-delà bien et mal.

[modifier] II) Les effets néfastes de la morale

[modifier] A. La morale engendre le nihilisme, la maladie, la névrose en s’appuyant sur le sentiment de culpabilité

[modifier] 1) Analyse nietzschéenne de « la valeur des valeurs » et « transvaluation »

Nous avons constaté que la morale n’était qu’une sorte de convention arbitraire, et qu’il fallait en réalité concéder l’existence de plusieurs morales. Ce sentiment d’incrédulité à l’égard de la morale nous avait poussés en partie au relativisme. En réalité, il nous appartient de développer plus profondément cet aspect de l’analyse, car les caractères de la morale ayant été exposés, il n’est pas certifié pour autant que toute morale en vaille une autre. En effet, il importe peut-être finalement assez peu de savoir si une morale est vraie ou fausse. Il faudrait plutôt trouver un moyen de discerner quelle morale peut nous convenir de celle qui ne le peut pas, sans prendre en compte la notion de « vérité ». C’est d’ailleurs ce à quoi s’est attaché Nietzsche dans la Généalogie de la morale, où il pose « cette exigence nouvelle : nous avons besoin d’une critique des valeurs morales et la valeur de ces valeurs doit tout d’abord être mise en question »[69]. Cette « valeur des valeurs » rentre pour Nietzsche dans le cadre de son entreprise de « transvaluation », ce geste philosophique par lequel il entend renverser les valeurs en place pour en créer de nouvelles, plus propices à la vie et à la volonté de puissance. Étudier la « valeur d’une valeur », c’est voir si cette valeur est bonne ou mauvaise, analyser si ce qu’une morale décrète comme étant le « bien » est véritablement ce qui est « bon » pour l’être humain, et si ce qu’elle décide comme étant le « mal » est assurément ce qui est « mauvais » pour l’homme ; cette étude se faisant eu égard à la volonté de puissance comme critère des valeurs, et non selon les données transmises par la morale en place. Nous noterons donc au passage que cette volonté philosophique est strictement nietzschéenne, et qu’ici, il faut accepter un décrochage entre Nietzsche et Freud. Pour le philosophe allemand, il s’agit en effet d’instaurer de nouvelles valeurs permettant à l’être humain une réhabilitation positive dans le cadre de la volonté de puissance ; alors que pour Freud, il s’agit de constater les méfaits de la morale en place sans réellement vouloir influer sur celle-ci, son objectif consistant plutôt à rétablir un équilibre au sein de l’individu pour qu’il réussisse à vivre avec la morale qui l’a construit, plutôt que d’effectuer un grand bouleversement de la morale. Aussi Freud ne s’exerce-t-il pas, comme Nietzsche peut le faire, à édifier des typologies dans lesquelles il classe les différentes morales qu’il rencontre, liant tel mode d’existence à tel type de morale, et considérant telle morale comme « plus conforme à la volonté de puissance » qu’une autre. Nietzsche, au contraire, s’y adonne à loisir et il classifie les morales selon leur « valeur » après les avoir analysées sous l’angle de la « valeur des valeurs » : ainsi différencie-t-il prioritairement les morales selon deux critères : en distinguant « morales d’esclaves » et « morales de maîtres ».

[modifier] 2) « Morales d’esclaves » et « morales de maîtres »

C’est pourquoi dans Par-delà bien et mal, au paragraphe 260, il écrit : « En faisant route à travers les nombreuses morales, les plus subtiles comme les plus grossières, qui ont régné jusqu’à présent ou continuent de régner sur terre, j’ai trouvé certains traits qui revenaient ensemble avec régularité et se liaient les uns aux autres : jusqu’à ce que finissent par se révéler à moi deux types fondamentaux et qu’une différence fondamentale s’en dégage. Il y a une morale de maîtres et une morale d’esclaves »[70]. Aux dires du philosophe, la morale de maîtres se caractérise entre autres par la « profusion de puissance »[71], l’affirmation de soi et la création de valeurs, alors que la morale d’esclaves connaît pour traits principaux l’étiolement et la dégénérescence, elle est la morale de « l’homme souffrant de l’homme, malade de soi-même »[72] qui aboutit nécessairement au « nihilisme » et qui est incapable de créer ses propres valeurs. Aussi sommes-nous ici contraints de constater une différence méthodologique saillante entre Nietzsche et Freud. Toutefois, si l’objectif en vue duquel la critique de la morale est mise en place est bien différent chez le philosophe de chez le psychanalyste, il n’en reste pas moins que l'examen de cette dernière suit des voies similaires que nous mettrons en avant. Par ailleurs, notre mémoire s’attachera autant que faire se peut à mettre en relief cette convergence qui transparaît ici, et que Paul-Laurent Assoun formule de cette façon dans son ouvrage Freud et Nietzsche : « Ce ne peut être en effet un simple hasard si Nietzsche et Freud rencontrent et théorisent chacun dans leur perspective des mécanismes homologues, comme si Nietzsche théorisait comme moralité[73] la névrose au sens freudien »[74] ; ainsi nous risquerons-nous à mettre en parallèle l’interprétation nietzschéenne de la morale décadente avec la conception freudienne de la névrose, toutes deux étant perçues comme conflit non résolu (ou encore conflit mal résolu) des instincts avec la morale culturelle.

[modifier] 3) La victoire des « morales d’esclaves »

Avant de continuer, il nous faut nous attarder sur une caractéristique notoire des morales dominantes qui peut apparaître bien paradoxale si l’on se fie au prisme d’interprétation nietzschéen : ce paradoxe repose en cela que les morales dominantes sont le plus souvent les morales que Nietzsche qualifie de « morales d’esclaves ». Il est en effet fort curieux que les morales d’esclaves (ou encore « morales des faibles », « morales décadentes », « morales nihilistes », « morales de troupeau », « morales réactives », ou « morales plébéiennes »[75]...) parviennent à prendre le pouvoir et à tenir les maîtres dans les rets de leurs filets. Il nous faut, pour résoudre ce paradoxe, approfondir quelque peu le jeu terminologique auquel se prête Nietzsche en forgeant des expressions telles que « morales d’esclaves » ou « morales de maîtres ». Le fait est que, si les morales des maîtres ne sont pas celles qui exercent leur emprise sur la population, c’est parce que les maîtres (ou encore les « aristocrates ») ne le sont pas nécessairement au sens politique, mais plus sûrement en une acception plus existentielle : ce sont des personnalités insensibles à l’instinct grégaire parce qu’elles éprouvent le « pathos de la distance », qui est un certain souci de la distinction, une volonté orgueilleuse et égoïste ; elles créent leurs propres valeurs de manière individuelle, car elles se soucient d’elles-mêmes sans forcément avoir besoin de l’approbation d’autrui ; elles approuvent les forces qui commandent en eux, sans se soucier de les considérer en moralistes, et c’est pourquoi elles peuvent être cruelles. Par ces aspects, l’on pourrait rapprocher le maître comme le conçoit Nietzsche de l’Unique tel que le décrit Stirner qui, après avoir lancé l’affirmation qu’il « ne basait sa cause sur rien » peut ensuite faire cette assertion : « De ceci naît cette considération que tout jugement que je porte sur un objet est l'œuvre, la création de ma volonté ; je suis par là de nouveau averti de ne pas me perdre dans la créature qu'est mon jugement, mais de rester le créateur qui juge et qui toujours crée à nouveau »[76]. Aussi le maître, par son esprit d’indépendance et sa force de caractère affirme-t-il son unicité et son indépendance sans se soucier du regard d’autrui. Il pourrait, à la manière d’Antisthène, tenir avec humour ces propos s’il s’entendait acclamer par la foule : « Qu’ai-je donc fait de mal ? »[77] Car pour l’aristocrate comme le conçoit Nietzsche, la foule est l’esclave de la morale, et de cette morale de facilité qu’il méprise, cette morale qui prend pour « bien » ce qu’on lui donne pour tel, alors que lui crée ses valeurs par lui-même. Ainsi donc, si le maître auquel pense Nietzsche se définit aussi par l’indépendance, ce « privilège des forts »[78], il s’incarne nécessairement dans un « esprit libre » ; mais la contrepartie de cette indépendance, c’est bien sûr de se voir fustiger par la foule. Et puisque « l’union fait la force »[79], il se trouve que cette alliance des faibles contre les forts parvient à affaiblir ces derniers, car s’ils sont forts à titre individuel, ils restent incapables d’affronter la foule à eux seuls, quand bien même elle se composerait d’individus anémiés. Aussi Nietzsche écrit-il dans Par-delà bien et mal : « Lorsque les pulsions les plus hautes et les plus fortes, faisant irruption avec passion, propulsent l’individu bien au-delà et au-dessus de la moyenne et du bas niveau de la conscience du troupeau, elles anéantissent l’estime que la communauté se porte à elle-même, sa foi en elle-même, et lui brisent en quelque sorte les reins : il en résulte que ce sont précisément ces pulsions que l’on stigmatise et calomnie le mieux »[80]. D’une certaine façon, les morales de maîtres agressent les conditions d’existences des morales d’esclaves, et aussi, par réaction, celles-ci condamnent-elles les morales de maîtres. Le fort peut bien être un individu dans lequel se matérialise la « profusion de la puissance »[81], il sera néanmoins anéanti par la profusion d’impuissance du troupeau, qui se ruera en toute hargne sur celui qui était né pour le commander : « plus le type que représente un homme est élevé, et plus sa réussite est également improbable »[82] écrit Nietzsche dans Par-delà bien et mal. Ainsi le « maître » se verra-t-il subir les admonestations des démocrates, qui exerceront sur lui la tyrannie de la majorité — car la démocratie constitue un des reliquats de la « morale d’esclaves ». En effet, les « esclaves » — parce qu’ils sont faibles — désirent plus que tout l’égalité, qui connaît son apogée théologique dans la morale chrétienne. Ce refus de la hiérarchie est le pendant de leur maladie intérieure qui est l’anarchie des pulsions, c’est-à-dire le fait que les pulsions qui habitent ce genre de personnalité ne répondent plus à une discipline homogène et se désorganisent. Ainsi, elles n’obéissent plus quand elles doivent obéir, pas plus qu’elles ne réussissent à commander quand elles le doivent. Il découle de cette mauvaise organisation interne des instincts une morale qui en est le parallèle et qui en incarne la « condition d’existence » : la doctrine de l’égalité, car selon Nietzsche : « Ce sont nos besoins qui interprètent le monde : nos instincts, leur pour et leur contre. Chaque instinct est un certain besoin de domination, chacun possède sa perspective qu’il voudrait imposer comme norme à tous les autres instincts. »[83]soi-même »[84] et il ne peut considérer la vie que dans cette perspective-là. C’est pourquoi il recherche le bonheur, mais son bonheur est de peu d’envergure, c’est un bonheur épicurien, qui cherche principalement à anéantir la peine. Son principe est ainsi celui d’un utilitarisme mesquin, qui cherche à alléger l’existence de la douleur et de son poids : « La morale d’esclaves est essentiellement morale de l’utilité »[85], écrit Nietzsche dans Par-delà bien et mal. Mais le symptôme le plus morbide de toute morale d’esclaves consiste en cela qu’en tant qu’expression d’une forme de vie dégénérée, elle trouve sa puissance dans la négation de la puissance, elle incarne le triomphe des « forces réactives ». Nietzsche distingue en effet deux types de forces : actives et réactives. Les premières sont caractéristiques des maîtres, ce sont les forces supérieures, gorgées d’énergie vitale, celles qui sont censées commander. Les deuxièmes par contre, sont celles qui s’exercent chez les esclaves, elles le font « en remplissant les conditions de vies et les fonctions, les tâches de conservation, d’adaptation et d’utilité »[86] écrit Gille Deleuze dans son ouvrage Nietzsche et la philosophie. Et il ajoute plus loin : « Voilà le point de départ du concept de réaction, dont nous verrons l’importance chez Nietzsche : les accommodements mécaniques et utilitaires, les régulations qui expriment tout le pouvoir des forces inférieures et dominées »[87]. La morale d’esclaves est ainsi haine de la vie, et elle en devient refus d’agir la volonté de puissance, tentative de retourner la volonté de puissance contre elle-même, c’est-à-dire en dernière instance, ce que Nietzsche appelle le « nihilisme ». Elle trouve à cette fin ses instruments autant que ses arguments principaux dans le sentiment de culpabilité et la mauvaise conscience, cette dernière étant considérée par Nietzsche comme : « une maladie grave où l’homme devait tomber sous l’influence de cette transformation, la plus radicale qu’il ait jamais subie — de cette transformation qui se produisit lorsqu’il se trouva définitivement enchaîné dans le carcan de la société et de la paix »[88]. L’« esclave » que décrit Nietzsche sera donc l’homme avide d’égalité, soumis à l’instinct grégaire, au besoin de conformisme, souffrant d’une inaptitude profonde à s’affirmer, soucieux de modestie et d’humilité car incapable de faire mieux que les autres, ou encore trop effrayé à l’idée de les dépasser pour y parvenir. Il prêchera donc l’amour du prochain comme une morale inoffensive, qui lui permettra d’affirmer sa médiocrité. La morale d’esclaves fonctionne bien, car elle s’adresse à l’homme du commun qui est toujours en plus grand nombre que le génie, mais l’homme du commun a de petits objectifs et de petites envies. Son point de départ est la souffrance puisqu’il est « malade de

[modifier] 4) Morales d’esclaves, sentiment de culpabilité et névrose

Ici, il convient de noter une similitude avec Freud qui nous permet un raccord entre les deux théories. En effet, lui aussi accorde une place prépondérante au sentiment de culpabilité dans sa théorie. Pour Nietzsche comme pour Freud, le sentiment de culpabilité est pareillement un agent morbide et mortifère : pour le premier, c’est un résultat de cette faculté singulière de l’homme qu’est sa capacité d’« intériorisation »[89], et pour le second, c’est le produit du refoulement pulsionnel. Nietzsche décrit le processus de cette manière dans La généalogie de la morale : « Tous les instincts qui ne se libèrent pas vers l’extérieur se retournent en dedans — c’est là ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme : de cette façon se développe en lui ce que plus tard on appellera son « âme ». Tout le monde intérieur, si mince à l’origine qu’il tiendrait comme tendu entre deux peaux, s’est développé et amplifié, a gagné en profondeur, en largeur, en hauteur, lorsque l’expansion de l’homme vers l’extérieur a été entravée »[90]. Ainsi cette « intériorisation de l’homme » est-elle une caractéristique des pulsions qui prennent naissance en lui. Avant que de se « spiritualiser » selon le processus décrit plus haut, les instincts entravés se retournent contre celui qui en est le vecteur. Et ainsi, l’individu se trouve forcé de justifier sa cruauté réorientée vers lui-même, c’est pourquoi il développe son « âme », sa conscience, qui, illusoirement, lui dicte ce « bien » masochiste auquel il ne peut en réalité pas échapper. Le schéma freudien des pulsions donne lieu à un dispositif tout à fait similaire sous la terminologie de « refoulement pulsionnel ». On pourrait utiliser pour le comprendre cette description que Freud en fait dans Le malaise dans la culture : « L’agression est introjectée, intériorisée, mais à vrai dire renvoyée là d’où elle est venue, donc retournée sur le moi propre. Là, elle est prise en charge par une partie du moi qui s’oppose au reste du moi comme sur-moi, et qui, comme conscience morale, exerce alors contre le moi cette même sévère propension à l’agression que le moi aurait volontiers satisfaite sur d’autres individus, étrangers. La tension entre le sur-moi sévère et le moi qui lui est soumis, nous l’appelons conscience de culpabilité ; elle se manifeste comme besoin de punition. La culture maîtrise donc le dangereux plaisir-désir agression de l’individu en affaiblissant ce dernier, en le désarmant et en le faisant surveiller par une instance située à l’intérieur de lui-même, comme par une garnison occupant une ville conquise »[91]. Nous constatons donc ainsi l’étonnante proximité des théories psychologiques de Nietzsche et de Freud. Tous deux décrivent la culpabilité non pas comme une conscience de faire le mal, mais avant tout comme une conscience qui fait du mal, une conscience qui vient en remplacement d’une pulsion qui voudrait faire du mal. Il y a d’abord un désir de cruauté, puis, celui-ci ne pouvant s’assouvir, il trouve un autre objet sur lequel s’assouvir : ainsi fait-il du mal à son porteur sous la forme d’une conscience et devient-il donc une « mauvaise conscience ». Ce n’est qu’alors qu’il devient conscience coupable, et qu’il cherche à se donner bonne conscience par le biais de la morale. Nous pourrions d’ailleurs faire remarquer que ce rôle secondaire donné à la morale est renforcé par l’idée de la déconnexion entre le châtiment et la culpabilité. Effectivement, il semblerait que le châtiment empêche le développement de la mauvaise conscience, car en supprimant la punition, on empêche de considérer le crime comme intérieur à soi : le châtiment déresponsabilise le criminel, il lui permet de payer sa dette. Aussi peut-on lire ces lignes dans La généalogie de la morale : « Si nous nous reportons maintenant à ces milliers d’années qui précèdent l’histoire de l’homme, nous prétendrons hardiment que c’est précisément le châtiment qui a le plus puissamment entravé le développement du sentiment de culpabilité — du moins chez les victimes des autorités répressives. Et ne négligeons pas de nous rendre compte que c’est l’aspect des procédures judiciaires et exécutoires, qui empêche le coupable de condamner en soi son méfait et la nature de son action : car il voit commettre au service de la justice, commettre en bonne conscience puis approuver la même espèce d’action »[92] car « pendant bien longtemps, en effet, dans l’esprit de celui qui juge et punit, ne s’est même pas glissée l’idée qu’il pourrait avoir affaire à un « coupable » »[93]. Et de la même manière, dans Le malaise dans la culture, Freud exprime aussi le fait que le sur-moi est d’autant plus fort que l’autorité paternelle a été lâche. Dans une note en bas de page, il décrit l’étude d’Alexander publiée sous le titre Psychanalyse de la personnalité totale, et selon laquelle : « Le père « excessivement faible et indulgent » deviendra chez l’enfant un facteur occasionnant la formation d’un sur-moi excessivement sévère, parce qu’il ne reste à cet enfant, sous l’impression de l’amour qu’il reçoit, aucune autre issue pour son agression que de la tourner vers l’intérieur »[94]. Il y a donc bel et bien une véritable déconnexion entre la punition et le sentiment de culpabilité, si bien que l’on est contraint de rattacher le sentiment de culpabilité non pas au crime, mais à l’intériorisation du crime, c’est-à-dire au processus moral mis en branle par l’appareil culturel. Tel est un des destins des pulsions de l’être humain, et c’est ainsi que Nietzsche et Freud conçoivent l’intériorisation. Ajoutons par ailleurs que pour l’un comme pour l’autre, pour ne pas être morbide, cette intériorisation doit se doubler d’une sublimation. Mais cette sublimation n’est en vérité que peu souvent atteinte, et seule une part minime de la population y parvient réellement. Pour le reste, il ne reste qu’une option : la névrose ou, peut-être, ce que Nietzsche appelle le nihilisme. Freud l’exprime clairement dans Le malaise dans la culture, où il écrit que « l’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de refusement que lui impose la société au service de ses idéaux culturels »[95]. Nous percevons désormais mieux pourquoi Assoun, dans son livre Freud et Nietzsche que nous avons cité plus haut, rapproche ainsi la moralité chez Nietzsche et la névrose chez Freud. Et nous constatons du même coup que, dans les deux cas, c’est la culture qui, par l’intermédiaire de la morale, brime ainsi les instincts et produit des effets pathologiques. Cela engendre d’autant une perte de bien-être et explique pourquoi l’homme peut devenir « malade de soi-même »[96]. Freud l’écrit en ces termes dans Le malaise dans la culture : « Le prix à payer pour le progrès de la culture est une perte de bonheur, de par l’élévation du sentiment de culpabilité »[97]. Dès lors, nous comprenons encore pourquoi Assoun, dans ce même livre, écrit également cette phrase, que nous avions déjà citée en introduction sans en donner la fin : « Chez Nietzsche et chez Freud, le problème de la Kultur reflète le problème central, celui de l’instinct et de sa satisfaction. Il y est donc impliqué comme par nature à la Trieblehre comme son prolongement et son enjeu. Voilà pourquoi l’un et l’autre abordent la civilisation en termes de maladie : la civilisation n’est pas seulement malade, elle est la maladie, dès lors qu’elle surgit comme obstacle chronique de la satisfaction instinctuelle »[98]. Ainsi le lien entre la morale selon Nietzsche et la névrose selon Freud apparaît plus clairement : l’esclave, ou le faible dans la terminologie nietzschéenne, ressemble au névrosé freudien.

 
 
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