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  Bernard Malgrange
 

Une Entrevue avec Bernard Malgrange

Par Mauricio GARAY
Le mardi 20 décembre 2005.
 

Rue d'Ulm

Dans quel milieu socio-culturel avez vous évolué dans votre enfance ?

J'ai grandi à Paris, rue de Rennes ; je suis l'aîné d'une famille de huit enfants. Mon père était ingénieur issu de Centrale. La famille de ma mère comptait un certain nombre d'ingénieurs, des polytechniciens. Ils n'étaient pas des scientifiques à proprement parler mais, ils avaient un grand respect pour la science et en particulier pour les mathématiques. Mes parents m'ont envoyé dans une école privée puis en classe de huitième au Lycée Montaigne et enfin à Louis Le Grand, avec une interruption pendant la guerre.
Je n'avais pas de don particulier pour les mathématiques. Ce n'est qu'à partir de la quatrième, troisième que j'ai commencé à développer quelques aptitudes pour le sujet. Après le Bac, j'envisageai une carrière d'ingénieur, c'est mon professeur de spéciales qui m'a suggéré de passer le concours de Normale. Ma famille a éprouvé quelques réticences.

Pourquoi ?

L'École Normale Supérieure formait essentiellement des professeurs de Lycée, il n'y avait pas de poste de chercheurs à cette époque, du moins ils étaient très rares. Ma famille était habituée à des carrières d'ingénieurs pas d'enseignant. La recherche ne concernait qu'un nombre très limité de personnes. Le CNRS venait à peine d'être créé.

Le concours était déjà très sélectif ?

Très sélectif, plus que l'X. C'était l'école la plus difficile.

En 1947, vous entrez à l'École Normale. Comment s'est déroulée votre formation ? Elle était prise en main par Henri Cartan ?

En 1947, Cartan était à l'étranger, je ne l'ai eu comme professeur que l'année suivante. Celui qui m'a pris en main et avec lequel j'ai appris beaucoup de choses, c'était Jean-Pierre Serre. Il avait intégré l'École deux années auparavant et se chargeait en quelque sorte de nous ``former''. Serre a énormément aidé cette jeune génération de l'École Normale. Bien qu'il n'ait pas eu beaucoup d'élèves, il a largement contribué au développement des mathématiques en France.
En deuxième année, j'ai eu un cours de Cartan de Géométrie différentielle et de Groupe de Lie. En quatrième année, il a fait un cours sur les fonctions de plusieurs variables complexes, en même temps que son séminaire avec Serre sur le même sujet. Je m'en suis d'ailleurs servi lorsque j'ai moi-même eu à donner un cours sur le sujet à Bombay.

Et donc c'est à ce moment là que commence votre formation mathématique ?

Essentiellement oui, avec Serre, avec Cartan et avec mes camarades de promotion. Il faut imaginer que nous étions une très petite promotion d'environ 20 élèves dont seulement 4 ou 5 avaient l'intention de se ``lancer'' dans les mathématiques. Ce n'est absolument pas comparable avec les structures que vous connaissez aujourd'hui. C'est une erreur de vouloir transposer au jour d'aujourd'hui la situation telle qu'elle était.

Mais quel rôle jouait l'Université ?

Il n'y avait pas grand chose d'intéressant à la Sorbonne. Nous avions les cours de Calcul différentiel de Valiron, nous passions les examens, voilà tout. C'était dans les cours de Cartan et dans les petits séminaires que nous faisions entre nous, organisés par Serre pour les élèves de l'École Normale, que nous avons appris les mathématiques.

Schwartz et les équations aux dérivées partielles.

Et votre rencontre avec Laurent Schwartz ?

Ah oui ! Cartan m'avait envoyé avec mon camarade Blanchard passer la moitié de ma deuxième année à Nancy. Nous avions 4 professeurs Schwartz, Dieudonné, Delsarte, Godement pour nous. Ils n'avaient pas d'étudiants de recherche à cette époque, ils organisaient des petits cours et des séminaires. Nous y avons appris beaucoup de choses, les variétés différentiables, le théorème de de Rham par exemple1.

Et donc, en quelque sorte, vous quittez la topologie et l'analyse complexe ?

Non, pas vraiment. Les mathématiques n'étaient pas spécialisées comme elles le sont aujourd'hui. La règle de Bourbaki était : `` on fait toutes les maths''. Schwartz se tenait au courant travail de Serre et Cartan et inversement. Les mathématiques n'étaient pas cloisonnées comme elles le sont aujourd'hui ; les mathématiciens étaient très peu nombreux, chacun connaissait le travail de l'autre.

Avez-vous l'impression que cette atmosphère de l'École Normale était uniquement dûe à Cartan ?

Pas seulement, l'émulation entre les élèves jouait un grand rôle.

C'est à cette époque que commence le séminaire Bourbaki ?

Oui. En 1948, au début, on s'entassait dans une petite salle de l'École Normale Supérieure. Et puis, la salle devenant trop petite, on a déménagé à l'Institut Henri Poincaré. Aujourd'hui, le Séminaire Bourbaki n'est plus très fréquenté. Chacun assiste au séminaire de sa spécialité. Mais dans les années 50, le séminaire Bourbaki était la grande réunion de tous les mathématiciens en France. L'amphi Hermite était plein du Samedi au Lundi.

Quelles étaient vos intentions en terme de recherche ?

Je pensais d'abord m'orienter vers la géométrie algébrique et l'arithmétique. J'avais étudié les articles de Chevalley sur le corps de classe et je pensais travailler avec Samuel. À notre petit Séminaire, je racontais de la géométrie algébrique : Riemann-Roch sur les courbes par exemple. Puis Schwartz a commencé sa théorie des distributions, ça m'a intéressé, j'ai eu l'impression qu'il y avait là beaucoup de problèmes à ma portée. J'ai obtenu une bourse du CNRS ainsi que Aragnol, Blanchard, Cerf et Lions. Il s'agissait pour nous d'une tentative. Si elle ne réussissait pas, eh bien nous pensions devenir professeur de Lycée ! Nous ne savions pas vers quoi nous allions. Aujourd'hui la carrière de chercheur est une carrière comme une autre.

Oui, enfin, ça dépend pour qui... Disons plutôt pour certaines personnes c'est une carrière comme une autre, pour les autres c'est un chemin de croix.

(Rires)

Donc on peut dire que Cartan et Serre ont été vos premiers maîtres suivi de Schwartz.

Oui, et c'est à Nancy que nous faisons connaissance de Grothendieck.

Et pas à l'École Normale l'année précédente ?

On ne l'avait pas vu à l'École Normale ou du moins très rapidement. En Octobre 1951, je fais vraiment sa connaissance, nous étions trois élèves de Schwartz : Lions, Grothendieck et moi.

Vos relations dans ce groupe étaient uniquement professionnelles ou bien aussi amicales ?

Pas seulement professionnelles également amicales.

Donc en 1951, vous commencez votre thèse ? Comment s'est déroulée cette thèse.

J'ai été assez lent pour faire ma thèse. En 1952, nous rentrons à Paris où Schwartz était nommé. Je n'ai terminé ma thèse qu'en 1955 c'est à dire quatre ans après l'avoir commencée. Elle portait sur les équations aux dérivées partielles. Schwartz s'était intéressé au problème de division des distributions pour trouver une solution d'équations aux dérivées partielles. Si vous transformez par Fourier une équation aux dérivées partielles du type ou est un polynôme à coefficients constant, vous obtenez une équation du type et donc résoudre l'équation revient à diviser par le polynôme dans les distributions. C'était la motivation de Schwartz pour s'intéresser à ce type de problème.
Je n'ai pas réussi à montrer le théorème de division, mais j'ai trouvé une autre méthode qui évite la division et qui passe par l'analyse complexe. Ce théorème formait la première partie de ma thèse2 Ensuite, il y avait d'autres résultats sur les distributions et les équations aux dérivées partielles. J'ai donc terminé ma thèse en 1955 et j'ai été nommé à Strasbourg.

René Thom et la théorie des singularités

C'est là que vous faites la connaissance de Thom ?

Oui. J'ai raconté en détail cette période dans la gazette des mathématiciens3. Thom avait obtenu ses résultats sur la description de l'anneau de cobordisme en termes des classes de Stiefel-Whitney et de Pontrjagin4. Il commençait à s'intéresser à la théorie des singularités. Ils me posait un tas de questions. Il était à l'opposé de la façon de penser de Bourbaki. Plutôt que d'étudier le cas le plus général, il préférait étudier les situations génériques. Cette idée lui avait d'ailleurs été suggérée par Chevalley : ``vous devriez transposer aux fonctions différentiables la philosophie générique des géomètres algébristes italiens.''
C'est à cette époque que Hörmander et ojasewiecz ont obtenus indépendamment leurs résultats sur la division des distributions. En 1960, j'ai quitté Strasbourg pour Orsay. Nous n'étions que quatre mathématiciens à Orsay, Kahane, Cerf ne sont arrivés que plus tard. L'Université d'Orsay était une annexe de l'Université de Paris. C'était une toute petite structure. Pendant ce temps, nous continuions à correspondre avec Thom. J'ai alors démontré le théorème de préparation différentiable dont Thom avait besoin pour la théorie des singularités d'applications différentiables.

Ce théorème de préparation vous a demandé beaucoup de travail ?

Non, pas vraiment. J'avais travaillé les articles de Hörmander et ojasiewicz sur la division des distributions. A priori, ce sujet n'avait aucun rapport avec le théorème de préparation différentiable. Je me suis aperçu un peu par hasard qu'une variante de leurs calculs donnait le résultat voulu.

Donc la légende du jeune Malgrange poursuivi par Thom afin qu'il démontre sa conjecture, c'est une légende ?

Oui, en quelque sorte. Mais c'est un peu de ma faute. J'avais écris de façon un peu pompeuse une préface dans mon petit livre sur le sujet. Dans cette préface, j'évoquais mes relations avec Thom. J'avais voulu être un peu ironique, mais on ne s'en est pas aperçu. En fait ma première réaction au problème de Thom avait été : ``c'est trivial ou bien c'est faux''. Après, je ne m'étais pas intéressé à son problème et un jour, je dis à Serre : ``j'ai un truc qui intéresse Thom''. Il me répond : ``Si ça intéresse Thom, il faut le publier''.

À partir de 1963, vous assistez au séminaire Thom et à celui de Grothendieck à l'IHES. Grothendieck faisait-il toujours ses exposé de la façon la plus générale possible ?

Non, je ne crois pas. Dans ses travaux écrits, oui. Je n'ai suivi le séminaire de Grothendieck qu'au début des années soixante. Et, à cette époque, c'étaient des séminaires très informels. Il s'agissait d'avantage d'un survol plutôt que d'un exposé systématique.

Donc c'est au séminaire Thom que s'est développé votre intérêt pour la théorie des singularités ?

Non, je ne me suis jamais intéressé de très près à l'aspect réel des singularités. Ce qui m'a intéressé c'est davantage les travaux de Milnor et de Brieskorn sur les relations entre la topologie différentielle et les singularités complexes. Ce sont ces travaux d'une part et les travaux de Hörmander et de Deligne d'autre part qui m'ont amené à découvrir la relation entre Gauss-Manin, les intégrales asymptotiques et le polynôme de Bernstein.

Dans votre article ``Intégrales asymptotiques et monodromie'', vous dites que les résultats que vous allez exposé sont en partie connus des spécialistes. Pourquoi ?

Je croyais à tort ou à raison qu'Arnold connaissait une grande partie de ces résultats5.

Quelle est votre façon de travailler ? Vous travaillez à l'Université ou bien chez vous à la maison ?

Principalement chez moi, à la maison. Il m'arrive de travailler dans mon bureau, mais en général, je travaille chez moi.

Quelle place accordez vous à l'enseignement ?

L'enseignement change les idées par rapport à la recherche. La recherche c'est souvent fatigant, et puis on ne trouve pas toujours. J'ai toujours aimé donner les cours élémentaires, le cours de calcul différentiel par exemple.

Vous aviez des étudiants en thèse ?

À cette époque, je n'avais presque pas d'étudiants, je ne sais pas pourquoi. J'avais un étudiant tunisien, Baouendi. Les étudiants ne sont venus me voir pour faire des thèses que très récemment. Aujourd'hui, ce sont les étudiants d'autres collègues qui viennent me voir.

Comment expliquez-vous que les mathématiciens de votre génération ait eu aussi peu d'élèves Thom, Serre, vous-même ?

Vous ne pouvez pas dire ça. Regardez Lions et Grothendieck qui sont exactement de ma génération ont eu beaucoup d'élèves. La quasi-totalité des géomètres algébristes français de la génération qui a suivi la mienne sont des étudiants de Grothendieck. De même la grande majorité des analystes sont des étudiants de Lions.

La théorie des -modules

Comment s'est passé la fin des années 60 ?

C'était une époque difficile pour plusieurs d'entre nous. Je me rappelle avoir visité Arnold et Guelfand à Moscou qui faisaient le même constat. C'est assez amusant : alors que nous connaissions un passage à vide, Grothendieck lui atteignait sa période maximale de productivité.
Pour moi, la situation a commencée à se débloqué en re-écrivant la thèse de Quillen en terme algébrique dans des notes qui n'ont jamais été publiées mais qui circulait parmi les spécialistes des équations aux dérivées partielles. La théorie des -modules n'existait pas encore à cette époque6. Cet article est sans doute le premier à en parler. Cette théorie a été énormément développée ensuite par Bernstein d'un côté, Sato et ses élèves de l'autre (notamment avec la thèse de Kashiwara).

C'est à ce moment que vous commencez votre travail sur l'indice analytique, sur Gauss-Manin et sur le polynôme de Bernstein ?

Oui, je me suis rendu compte qu'il y avait des choses très simple qui n'étaient pas connues. Kashiwara et Komatsu ont d'ailleurs trouvé la théorie de l'indice analytique indépendemment. J'ai ensuite compris que l'on pouvait faire le calcul du nombre de Milnor par le théorème de l'indice.
Nous avons vu au début des années 70 se regrouper toute une série de résultats : les travaux de Arnold, Brieskorn, Grothendieck, Milnor, Deligne etc.

Ce qui m'étonne, c'est que ces choses classiques ne soient pas enseignées à un niveau élémentaire dans nos Universités alors qu'elles le sont à l'étranger...

Peut-être parce que l'on n'enseigne pas grand chose au niveau élémentaire dans les Universités françaises ! (Rires).

Est-ce que vous pensez que l'on peut faire sérieusement de l'analyse en ignorant ces questions algébriques ?

Oui, je pense que c'est même le contraire. On croit pouvoir faire de l'algèbre sans connaître l'analyse. C'est plutôt ça l'erreur. Ne pas connaître la cohomologie et les faisceaux ça peut gêner un analyste mais c'est tout. Je ne pense pas que ce soit là quelque chose d'universel. D'ailleurs la théorie des faisceaux ce n'est pas une théorie, c'est un langage. Ce langage est très commode, il permet de dire en deux lignes ce qui prendrait plusieurs pages, mais ça n'a pas un caractère universel.

L'enseignement des mathématiques et la promotion sociale

Ces recherches prennent place dans un contexte particulier celui de mai 68 et de l'après mai 68. Un certain nombre d'études montrent que, contrairement à une idée reçue, l'après mai 68 n'est pas une période de plus grande justice sociale. Qu'en pensez vous ?

Je n'ai pas l'impression d'une grande évolution dûe à mai 68. En revanche, la promotion sociale qui continuait d'exister dans les années 60 a aujourd'hui complètement disparu. J'avais beaucoup de camarades à l'École Normale Supérieure qui étaient d'origine très modeste, très populaire et ça n'existe pratiquement plus maintenant. La progression sociale a énormément reculé par rapport aux années 50. C'est un constat général, l'ascenseur social est en panne7. Ça servait à ça l'École, à la promotion sociale !

Comment faisait-on pour permettre à ces jeunes d'accéder à l'École Normale Supérieure ?

Je vais vous donner un exemple. Le père de Yoccoz était fils de paysans très pauvres de Savoie. Il était bon élève donc il a pu faire l'École Normale d'instituteurs. Comme il était très bon à l'École d'instituteurs, on lui a permis d'aller en classes préparatoires. Il a ensuite présenté le concours de l'École Normale Supérieure où il a été reçu.
Il n'était pas le seul dans son cas. Aujourd'hui ce genre de cas n'existe pratiquement plus.

Au début des années 70, vous partez à Grenoble. Pourquoi ?

Orsay était devenu un trop gros centre, on passait la moitié de l'année à discuter les recrutements, et l'autre moitié à résoudre des problèmes administratifs. Je suis venu à Grenoble pour pouvoir travailler plus tranquillement. Pendant ces années, j'ai continué mon travail sur les singularités d'équations différentielles, que j'ai publié sous forme de livre. À cette période, nous avons eu à Grenoble et avec Pham énormément d'échanges avec Kashiwara, Kawai et les géomètres japonais.

Les débuts de l'analyse algébrique en somme ?

Je n'aime pas ce terme d'analyse algébrique, on oublie la géométrie. Je préférerais le terme d'analyse géométrique ou géométrie différentielle algébrique.

Que pensiez-vous de la réforme des maths modernes ?

Je pense que cette réforme a fait beaucoup de dégâts. Parmi les opposants, il faut citer notamment Leray et Weil. Weil, vivant aux Etats-Unis, y avait fait passer une pétition contre les ``new maths'', version états-unienne des maths modernes.

Que pensez vous du contenu de l'enseignement au jour d'aujourd'hui ? Par exemple, est-ce que vous trouvez normal qu'un étudiant puisse suivre tout un cursus de mathématique sans savoir dessiner une courbe paramétrée ?

Vous pouvez trouver des millions de choses qu'il est scandaleux de ne pas connaître. Tout le monde n'est pas obligé de connaître la même chose. En revanche, certaines connaissances de base comme le théorème intégral de Cauchy devraient être connues, bien entendu. Il n'y a pas énormément de chose que tout le monde doit connaître. En France, on pense que tout le monde doit connaître la topologie générale et l'intégrale de Lebesgue dans tous les détails , avec toutes les démonstrations. Je ne suis pas sûr que ce soit si important qu'on le dit. En revanche, que si peu de gens connaissent la géométrie hyperbolique,je trouve ça stupide ; dautant plus que c'est un sujet beaucoup plus élémentaire que l'intégrale de Lebesgue par exemple. Je ne dis pas que tout le monde doit se mettre à la géométrie hyperbolique mais, par exemple, que certains connaissent l'intégrale de Lebesgue et d'autres la géométrie hyperbolique, je trouverais ça normal.

Et la difficulté des docteurs en mathématiques en France à trouver un travail dans l'entreprise ?

Cette difficulté tient peut-être à la tradition française de dualité du système entre les grandes écoles et l'université. Les étudiants en Allemagne ou aux États-Unis ne connaissent pas ce problème.

Et qu'une grande partie d'étudiants brillants ne s'orientent plus vers la recherche et préfèrent trouver un travail mieux rémunéré dans le secteur privé ?

Peut-être perd-on des gens qui n'ont pas la passion de la recherche. Si vous perdez des gens qui n'ont pas la passion de la recherche mais qui ont une bonne formation ce n'est pas dramatique au contraire.

Pour les jeunes mathématiciens, la situation est également très difficile : un grand nombre d'entre nous émigrent à l'étranger. On a l'impression que les mathématiciens de votre génération n'ont pas eu à affronter un tel problème.

Il y avait une certaine protection des mathématiciens qui n'existe plus ; peut-être cela est dû à l'augmentation du nombre de mathématiciens. Cartan et Schwartz ont joué un grand rôle dans le dévelopement des mathématiques en France. Si on a réussi à avoir des bons mathématiciens dans presque toutes les Universités c'est en grande partie grâce à eux. Si on compare, les autres disciplines n'ont pas du tout eu la même politique.

Les mathématiques aujourd'hui

Vous insistez beaucoup sur le petit nombre de mathématiciens de votre génération, mais parmi ce petit groupe on trouve quantité de mathématiciens de tout premier plan, peut-être beaucoup plus qu'aujourd'hui. Qu'en pensez-vous ?

Il y a beaucoup de grandes figures c'est vrai : Serre, Grothendieck, Cartan. Mais, il y en a toujours Lafforgue par exemple. Dans le domaine de la combinatoire ou des probabilités, on trouve aussi beaucoup de jeunes de très haut niveau. C'est vrai qu'il y en a peut-être moins en France et plus chez les Russes ou les Américains. Chez nous, il y a eu une concentration sur une génération. Pensez que sur trois ans à l'École Normale Supérieure vous avez eu Cartan, Chevalley et Weil. Ceci dit, Lions, Yoccoz8. et Demailly sont de la même promotion, alors que les promotions précédentes et ultérieures ne sont pas de ce niveau.

Aujourd'hui vous continuez à travailler toujours avec le même enthousiasme.

Oui, récemment, j'ai repris des vieilles choses de Spencer, Quillen et Élie Cartan sur les systèmes en involution. Je m'intéresse surtout à la relation de ces problèmes de géométrie différentielle avec la théorie de Galois différentielle.

À 60 ans, vous aviez dit que vous preniez votre retraite aujourd'hui vous continuez encore les mathématiques. Vous ne vous arrêterez jamais ?

Un jour je finirai bien par m'arrêter (rires). Je ne suis pas le seul dans cette situation, Serre aussi est très actif. Autrefois les gens s'arrêtait plus tôt, Serre me disait : ``autrefois à 50 ans nos maîtres ne travaillaient plus''. En fait, j'ai travaillé beaucoup plus longtemps que je ne le pensais. Il faut dire que je ne sais pas faire grand chose d'autre.
 
 
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