L'encyclopédie des Sciences
  La fin des certitudes en mathématiques
 
Par Salvatore Tummarello, Futura-Sciences

Les preuves de certains théorèmes mathématiques sont-elles si compliquées qu'il serait impossible de vérifier leur validité ?

Une démonstration d'un énoncé mathématique doit respecter un ensemble de règles logiques : cette rigueur est garante de la validité de cet énoncé. Or certains experts dont Keith Devlin affirment cependant que certaines démonstrations sont désormais impossibles à vérifier avec certitude : "I think that we're now inescapably in an age where the large statements of mathematics are so complex that we may never know for sure whether they're true or false" ("Je pense que nous sommes désormais dans une ère où les grands théorèmes en mathématiques sont si complexes que nous ne pourrons jamais savoir avec certitude s'ils sont vrais ou faux"). Cette opinion a de quoi choquer : retour sur les raisons qui peuvent motiver un tel constat.

La classification des groupes simples finis

Au terme d'un travail de près de trente ans, un groupe de mathématiciens donne en 1983 la classification définitive des groupes simples finis (incluant les 26 groupes sporadiques, voir notre dossier sur la classification des groupes  ). L'aboutissement de ce programme titanesque représente des milliers de pages : on conçoit aisément l'ampleur de la tâche que serait la vérification pas à pas de toutes les étapes de la preuve ! Est-ce à dire selon Keith Devlin que nous ne pourrions jamais avoir la certitude de la validité du théorème ?

Non, car les travaux ne se sont pas arrêtés en 1983 ! L'éminent mathématicien Jean-Pierre Serre fut l'un des premiers à émettre des doutes quant à la rigueur de la justification, la possibilité pour qu'un tel ouvrage contienne des erreurs n'étant évidemment pas à écarter. Des lacunes furent tôt mises en évidence et débuta le travail de les combler, qui fut achevé dans les années 90. De plus sous l'impulsion de Daniel Gorenstein, une révision et une simplification de la preuve fut mise en oeuvre, culminant avec l'édition en 2005 de six volumes consacrés à la classification des groupes simples finis.

Le théorème des quatre couleurs

En 1852, Francis Guthrie constate qu'il suffit de quatre couleurs pour colorier la carte (pourtant compliquée) des cantons d'Angleterre. Il pose alors la question à son frère mathématicien de savoir si ce fait est valable pour toute carte plane : la conjecture des quatre couleurs est née. Un an après sa publication en 1878 par Cayley, Kempe propose une preuve qui sera réfutée seulement en 1890 par Heawood. A cette occasion, ce dernier publie une démonstration valable, mais pour cinq couleurs.

Suite aux avancées majeurs de Heesch en 1969, le théorème sera finalement démontré en 1976 par Appel, Haken et... un ordinateur ! En fait, le programme de Heesch aboutissait à un grand nombre de configurations à examiner au cas par cas : cette tâche inenvisageable à la main pouvant s'effectuer de façon mécanique à l'aide de l'informatique, Appel et Haken ont pu démontrer après 1200 heures de calculs, figures à l'appui, le théorème des quatre couleurs.

La conjecture de Képler

Comment empiler des sphères en perdant le moins d'espace possible ? Comme le suggère l'intuition, il suffit de procéder comme l'épicier sur son étalage. Mais cette question apparemment élémentaire est un formidable casse-tête pour les mathématiciens ! Cette conjecture semble désormais être un théorème. Pourquoi ne l'est-elle pas ? Car les vérifications ne sont pas encore finies... après des années de relecture par un comité constitué de douze personnes.

La démonstration soumise par Thomas Hales en 1998 comprend en effet un article de 250 pages mais aussi un vaste programme informatique. L'analyse étant particulièrement longue et difficile, à défaut d'avoir pu terminer cette dernière, les relecteurs ont affirmé que la preuve est correcte "à 99%". S'agit-il d'un théorème ? Si la tentation est grande de céder à l'optimisme, l'avenir seul en apportera la certitude.

Conclusion

Keith Devlin voit d'un bon oeil cette faiblesse des mathématiques et trouve que cela les rend plus humaines ("It makes it more human"). Pourtant l'histoire fourmille de démonstrations qui furent soit invalidées, soit complétées pour les rendre rigoureuses : nous avons vu le cas de la fausse démonstration de Kempe. On pourrait également citer parmi les plus célèbres la démonstration de la loi de réciprocité quadratique par Legendre, la tentative de d'Alembert au sujet du théorème fondamental de l'algèbre (ou théorème de d'Alembert-Gauss) ou encore les nombreuses fausses démonstrations du cinquième postulat d'Euclide. Les mathématiques, comme les autres sciences, sont élaborées par des hommes...

Au-delà de ces évidences, la difficulté de vérifier les démonstrations modernes invite à considérer le problème d'un point de vue qualitatif. Car un théorème peut souvent être démontré de plusieurs manières différentes : Tchebichev déploya par exemple une lourde machinerie pour montrer un résultat que Erdös parvint avec beaucoup d'habilité à résumer à de l'arithmétique élémentaire. De manière plus terre à terre, on peut constater qu'il existe des manières plus élégantes de calculer la somme des entiers de 1 à 100 que d'additionner péniblement les cent nombres.

Erdös précisait qu'une démonstration devait expliquer le pourquoi du théorème. Ce n'est pas le cas de la démonstration du théorème des quatre couleurs, pourtant irréprochable sur le plan logique. Toutes les démonstrations ne sont donc pas égales du point de vue qualitatif et il est très probable que les générations suivantes remplaceront les longues démonstrations actuelles par quelques lignes à l'aide de concepts nouveaux.

Affinant notre connaissance et engendrant des questions nouvelles, l'originalité et la fécondité des idées mises en jeu dans les démonstrations demeurent donc la clé de voûte des mathématiques : ce sont elles qui font dire aux amateurs et experts que les mathématiques sont belles.

 
 
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